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  Absence des variétés intermédiaires. 375


Nous ne devons point oublier que, de nos jours, bien que nous ayons sous les yeux des spécimens parfaits, nous ne pouvons que rarement relier deux formes l’une à l’autre par des variétés intermédiaires de manière à établir leur identité spécifique, jusqu’à ce que nous ayons réuni un grand nombre de spécimens provenant de contrées différentes ; or, il est rare que nous puissions en agir ainsi à l’égard des fossiles. Rien ne peut nous faire mieux comprendre l’improbabilité qu’il y a à ce que nous puissions relier les unes aux autres les espèces par des formes fossiles intermédiaires, nombreuses et graduées, que de nous demander, par exemple, comment un géologue pourra, à quelque époque future, parvenir à démontrer que nos différentes races de bestiaux, de moutons, de chevaux ou de chiens, descendent d’une seule souche originelle ou de plusieurs ; ou encore, si certaines coquilles marines habitant les côtes de l’Amérique du Nord, que quelques conchyliologistes considèrent comme spécifiquement distinctes de leurs congénères d’Europe et que d’autres regardent seulement comme des variétés, sont réellement des variétés ou des espèces. Le géologue de l’avenir ne pourrait résoudre cette difficulté qu’en découvrant à l’état fossile de nombreuses formes intermédiaires, chose improbable au plus haut degré.

Les auteurs qui croient à l’immutabilité des espèces ont répété à satiété que la géologie ne fournit aucune forme de transition. Cette assertion, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, est tout à fait erronée. Comme l’a fait remarquer sir J. Lubbock, « chaque espèce constitue un lien entre d’autres formes alliées ». Si nous prenons un genre ayant une vingtaine d’espèces vivantes et éteintes, et que nous en détruisions les quatre cinquièmes, il est évident que les formes qui resteront seront plus éloignées et plus distinctes les unes des autres. Si les formes ainsi détruites sont les formes extrêmes du genre, celui-ci sera lui-même plus distinct des autres genres alliés. Ce que les recherches géologiques n’ont pas encore révélé, c’est l’existence passée de gradations infiniment nombreuses, aussi rapprochées que le sont les variétés actuelles, et reliant entre elles presque toutes les espèces éteintes ou encore vivantes. Or, c’est ce à quoi nous ne pouvons nous attendre, et c’est cependant la grande objection qu’on a, à maintes reprises, opposée à ma théorie.