Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/127

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devait posséder des facultés mentales beaucoup plus développées qu’elles ne le sont chez les singes existant aujourd’hui, avant même qu’aucune forme de langage, si imparfaite qu’on la suppose, ait pu s’organiser. Mais nous pouvons admettre hardiment que l’usage continu et l’alimentation de cette faculté ont dû réagir sur l’esprit, en lui permettant et en lui facilitant la réalisation d’une plus longue suite d’idées. On ne peut pas plus poursuivre une pensée prolongée et complexe sans l’aide des mots, parlés ou non, qu’on ne peut faire un long calcul sans l’emploi des chiffres ou de l’algèbre. Il semblerait aussi que le cours même des idées ordinaires nécessite quelque forme de langage, car on a observé que Laura Bridgman, fille aveugle, sourde et muette, se servait de ses doigts quand elle rêvait[1]. Une longue succession d’idées vives et se reliant les unes aux autres peut traverser l’esprit sans le concours d’aucune espèce de langage, fait que nous pouvons déduire des rêves prolongés qu’on observe chez les chiens. Nous avons vu aussi que les animaux peuvent raisonner dans une certaine mesure, ce qu’ils font évidemment sans l’aide d’aucun langage. Les affections curieuses du cerveau, qui atteignent particulièrement l’articulation et qui font perdre la mémoire des substantifs, tandis que celle des autres mots reste intacte[2], prouvent évidemment les rapports intimes qui existent entre le cerveau et la faculté du langage, telle qu’elle est développée aujourd’hui chez l’homme. Il n’y a pas plus d’improbabilité à ce que les effets de l’usage continu des organes de la voix et de l’esprit soient devenus héréditaires, qu’il n’y a à ce que la forme de l’écriture, qui dépend à la fois de la structure de la main et de la disposition de l’esprit, soit aussi héréditaire ; or il est certain[3] que la faculté d’écrire se transmet par hérédité.

Plusieurs savants, et principalement le professeur Max Müller[4], ont soutenu dernièrement, en insistant beaucoup sur ce point, que l’usage du langage implique la faculté de la conception d’idées générales ; or, comme on n’admet pas que les animaux possèdent cette faculté, il en résulte une barrière infranchissable entre eux et l’homme[5]. J’ai déjà essayé de démontrer que les animaux pos-

  1. Pour des remarques sur ce sujet, voir docteur Maudsley, Physiology and Pathology of Mind, 2e édition, 1868, p. 199.
  2. On a enregistré beaucoup de cas de ce genre. Voir, par exemple, Inquiries concerning the intellectual Powers, par le docteur Abercrombie, 1838, p. 150. Voir aussi docteur Bateman, On Aphasia, 1870, pp. 27,31,53,100.
  3. Variation des Animaux, etc., vol. II, p. 6.
  4. Lectures on M. Darwin’s Philosophy of language, 1873.
  5. Le jugement d’un philologue aussi distingué que le professeur Whitney