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LES BOLAS.

la vitesse de ses jambes. Un individu, nommé Luciano, grand et bel homme, le poursuivait au galop, en lui criant de s’arrêter, car il voulait lui dire deux mots. Au moment où l’Espagnol allait atteindre le bateau, Luciano lança ses bolas, elles vinrent s’enrouler autour des jambes du fugitif avec une telle force, qu’il tomba évanoui. Quand Luciano eut achevé ce qu’il avait à lui dire, on permit au jeune homme de s’embarquer. Il nous dit que ses jambes portaient de grandes meurtrissures là où la corde s’était enroulée, comme s’il avait subi le supplice du fouet. Dans le courant de la journée arrivèrent de la posta suivante deux hommes chargés d’un paquet pour le général Rosas. Ainsi, outre ces deux hommes, notre troupe se composait de mon guide et de moi, du lieutenant et de ses quatre soldats. Ces derniers étaient fort étranges ; le premier, un beau nègre tout jeune ; le second, un métis à moitié indien, à moitié nègre ; quant aux autres, impossible de rien déterminer : un vieux mineur chilien, couleur d’acajou, et un autre mi-parti mulâtre. Mais jamais je n’avais vu métis ayant une expression aussi détestable. Le soir, je me retire un peu à l’écart pendant qu’ils jouent aux cartes, assis autour du feu, pour contempler à mon aise cette scène digne du pinceau de Salvator Rosa. Ils étaient assis au pied d’un petit monticule qui surplombait un peu, de telle sorte que je dominais cette scène ; autour d’eux, des chiens endormis, des armes, des restes de cerfs et d’autruches et leurs longues lances plantées dans le sol. Au second plan, plongé dans une obscurité relative, leurs chevaux attachés à des piquets et tout prêts en cas d’alerte. Si la tranquillité qui régnait dans la plaine venait à être troublée par l’aboiement de leurs chiens, un des soldats quittait le feu, plaçait son oreille contre terre et écoutait attentivement. Si même le bruyant turu-tero venait à pousser son cri perçant, la conversation s’arrêtait aussitôt et toutes les têtes s’inclinaient pour prêter l’oreille pendant un instant.

Quelle misérable existence que celle de ces hommes ! Ils se trouvaient à 10 lieues au moins du poste de Sauce et, depuis le meurtre commis par les Indiens, à 20 lieues de tout autre poste. On suppose que les Indiens avaient attaqué au milieu de la nuit le poste détruit, car le lendemain du meurtre, le matin de fort bonne heure, on les vit heureusement s’approcher du poste où je me trouve. La petite troupe put s’échapper et emmener les chevaux, chacun des soldats se sauvant de son côté et emmenant avec lui autant de chevaux qu’il pouvait en conduire.