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Page:Darwin - Voyage d’un naturaliste autour du monde, trad. Barbier, 1875.djvu/158

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GRANDE SÉCHERESSE.

raconta que les cerfs[1] avaient pris l’habitude de venir boire au puits qu’il avait été forcé de creuser dans sa cour pour fournir de l’eau à sa famille ; les perdrix avaient à peine la force de s’envoler quand on les poursuivait. On estime à un million de têtes de bétail au moins les pertes subies par la province de Buenos Ayres seule. Avant cette sécheresse un propriétaire, à San-Pedro, possédait vingt mille bœufs ; après la sécheresse il ne lui en restait pas un seul. San-Pedro est situé au milieu du pays le plus riche et abonde aujourd’hui en animaux, et cependant, pendant la dernière période du gran seco, on dut importer par eau des animaux vivants pour l’alimentation des habitants. Les animaux quittaient les estancias, se dirigeant vers le sud, où ils se réunirent en si grand nombre que le gouvernement fut obligé d’envoyer une commission pour tâcher d’apaiser les querelles qui surgissaient entre les propriétaires. Sir Woodbine Parish me signala une autre source de querelles très-fréquentes alors : le sol était resté si longtemps sec, il y avait une si énorme quantité de poussière, que, dans ce pays si plat, tous les points de repère avaient disparu et les gens ne retrouvaient plus les limites de leurs propriétés.

Un témoin oculaire me raconte que les bestiaux se précipitaient pour aller boire dans le Parana en troupeaux comptant plusieurs milliers de têtes, puis que, épuisés par le manque de nourriture, il leur devenait impossible de remonter les bords glissants du fleuve et qu’ils se noyaient. Le bras du fleuve qui passe à San-Pedro était tellement encombré de cadavres en putréfaction, que le capitaine d’un navire me dit qu’il lui avait été impossible d’y passer, tant l’odeur était abominable. Sans aucun doute, des animaux par centaines de mille périrent ainsi dans le fleuve ; on vit flotter, se dirigeant vers la mer, leurs cadavres en décomposition, et un grand nombre très-probablement se déposèrent dans l’estuaire de la Plata. L’eau

  1. On trouve dans le Voyage du capitaine Owen (vol, II, p. 274) une description curieuse des effets de la sécheresse sur les éléphants à Benguela (côte occidentale d’Afrique) : « Un grand nombre de ces animaux avaient pénétré en troupe dans la ville pour s’emparer des puits, car ils ne pouvaient plus se procurer de l’eau dans la campagne. Les habitants se réunirent et attaquèrent les éléphants ; il en résulta une lutte terrible, qui se termina par la défaite des envahisseurs, mais ils avaient tué un homme et en avaient blessé plusieurs. » Le capitaine ajoute que cette ville a une population d’environ 3 000 habitants. Le docteur Malcolmson m’apprend que, pendant une grande sécheresse, aux Indes, des animaux féroces pénétrèrent dans les tentes de quelques soldats, à Ellora, et qu’un lièvre vint boire dans un vase que tenait l’adjudant du régiment.