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LE BANDA ORIENTAL.

mais bien des vices que n’a pas celui-ci annulent, je le crains, ces bonnes qualités. On remarque dans ces classes élevées la sensualité, l’irréligion, la corruption la plus éhontée, poussées au suprême degré. On peut acheter presque tous les fonctionnaires ; le directeur des postes vend des timbres faux pour l’affranchissement des dépêches ; le gouverneur et le premier ministre s’entendent pour voler l’État. Il ne faut pas compter sur la justice dès que l’or se met de la partie. J’ai connu un Anglais qui était allé voir le ministre de la justice dans les conditions suivantes (il ajoutait qu’étant alors fort peu au courant des habitudes du pays il tremblait de tous ses membres en entrant chez le haut personnage) : — « Monsieur, lui dit-il, je viens vous offrir 200 dollars (en papier, soit environ 125 francs), si vous faites arrêter dans un certain délai un homme qui m’a volé. Je sais que la démarche que je fais dans ce moment est contraire à la loi, mais mon avocat (et il cita le nom de ce dernier) m’a conseillé de la faire. » Le ministre de la justice sourit, prit l’argent, le remercia, et avant la fin de la journée l’homme en question était arrêté. Et le peuple espère encore parvenir à l’établissement d’une république démocratique malgré cette absence de tout principe chez la plupart des hommes publics et pendant que le pays regorge d’officiers turbulents mal payés !

Deux ou trois traits caractéristiques vous frappent tout d’abord quand on pénètre pour la première fois dans la société de ces pays : ce sont les manières dignes et polies que l’on remarque dans toutes les classes, le goût excellent dont les femmes font preuve en matière de costume et l’égalité parfaite qui règne partout. Les boutiquiers les plus infimes avaient coutume de dîner avec le général Rosas quand il se trouvait à son camp sur le rio Colorado. Le fils d’un major, à Bahia-Blanca, gagnait sa vie en fabricant des cigarettes et il m’aurait accompagné, lors de mon départ pour Buenos Ayres, en qualité de guide ou de domestique, si son père n’avait redouté pour lui les dangers de la route. Un grand nombre d’officiers de l’armée ne savent ni lire ni écrire, ce qui ne les empêche pas de se trouver en société sur le pied de l’égalité la plus parfaite. Dans la province d’Entre-Rios, la Sala ne comprenait que six représentants ; l’un d’eux tenait une boutique infime, ce qui n’était pour lui le motif d’aucune déconsidération. Je sais bien qu’il faut s’attendre à ces spectacles dans un pays nouveau ; mais il n’en est pas moins vrai que l’absence absolue de gens qui exercent la pro-