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LA TERRE DE FEU.

veaux venus, et nous remarquons des symptômes d’hostilité qui nous font craindre d’avoir à entamer la lutte. Un Européen a de grands désavantages quand il se trouve en présence de sauvages qui n’ont pas la moindre idée de la puissance des armes à feu. Le mouvement même qu’il est obligé de faire pour épauler son fusil le rend, aux yeux du sauvage, de beaucoup inférieur à un homme armé d’un arc et de flèches, d’une lance ou même d’une fronde. Il est presque impossible, d’ailleurs, de leur prouver notre supériorité, si ce n’est en frappant un coup mortel. Tout comme les bêtes sauvages, ils ne paraissent pas s’inquiéter du nombre ; car tout individu, s’il est attaqué, essaye, au lieu de se retirer, de vous casser la tête avec une pierre, aussi certainement qu’un tigre essayerait de vous mettre en pièces dans des circonstances analogues. Une fois, le capitaine Fitz-Roy, pressé de trop près, voulut effrayer une troupe de ces sauvages ; il commença par tirer son sabre pour les en menacer ; ils ne firent qu’en rire. Il déchargea alors, par deux fois, son pistolet à peu de distance de la tête d’un indigène. Cet homme parut fort étonné et se frotta la tête avec soin ; puis il se mit à parler avec ses compagnons avec la plus grande vivacité, mais il ne pensa pas à s’enfuir. Il est fort difficile de nous mettre à la place de ces sauvages et de comprendre le mobile de leurs actions. Dans le cas que je viens de relater, ce Fuégien n’avait certainement pas pu s’imaginer ce que pouvait être le bruit d’une arme à feu déchargée si près de ses oreilles. Pendant une seconde peut-être, ne se rendant pas bien compte de ce qui venait de se passer, ne sachant si c’était un bruit ou un coup, il se frotta tout naturellement la tête. De même aussi quand un sauvage voit un objet frappé par une balle, il doit se passer quelque temps avant qu’il puisse comprendre quelle est la cause de cet effet ; le fait d’un corps devenant invisible en vertu de sa vélocité doit, en outre, être pour lui une idée absolument incompréhensible. La force excessive d’une balle qui la fait pénétrer dans un corps dur sans le déchirer, peut d’ailleurs porter le sauvage à croire que cette balle n’a pas la moindre force. Je crois très-certainement que bien des sauvages, tels que ceux qui habitent la Terre de Feu, ont vu beaucoup d’objets frappés par une balle, bien des animaux tués même, sans se rendre compte de la puissance terrible du fusil.

22 janvier. — Après avoir passé une nuit tranquille dans ce qui paraît former un territoire neutre entre la tribu de Jemmy et le peuple que nous avons vu hier, nous continuons notre agréable