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VOYAGE A L’INTÉRIEUR

voyage. Rien ne prouve plus clairement le degré d’hostilité qui règne entre les différentes tribus, que ces larges territoires neutres. Bien que Jemmy connût, à ne s’y pas tromper, la force de notre troupe, il lui répugnait beaucoup d’abord de débarquer au milieu de la tribu hostile si rapprochée de la sienne. Il nous racontait souvent comment les sauvages Oens traversent les montagnes « quand la feuille est rouge » pour venir de la côte orientale de la Terre de Feu attaquer les indigènes de cette partie du pays. Il était fort curieux de l’observer quand il parlait ainsi, car alors ses yeux brillaient et son visage prenait une sauvage expression. À mesure que nous nous enfonçons dans le canal du Beagle, le paysage prend un aspect magnifique et tout particulier ; mais une grande partie de l’effet d’ensemble nous échappe, parce que nous sommes placés trop bas pour voir la succession des chaînes de montagnes et que notre vue ne s’étend que sur la vallée. Les montagnes atteignent ici environ 3000 pieds de hauteur, et se terminent par des sommets aigus ou déchiquetés. Elles s’élèvent en pente ininterrompue depuis le bord de l’eau, et une sombre forêt les recouvre entièrement jusqu’à 1400 ou 1500 pieds de hauteur. Aussi loin que notre vue peut s’étendre, nous voyons la ligne parfaitement horizontale à laquelle les arbres cessent de croître, ce qui constitue un spectacle fort curieux. Cette ligne ressemble absolument à celle que laisse la marée haute, quand elle dépose des plantes mannes sur la côte.

Nous passons la nuit auprès de la jonction du détroit de Ponsonby avec le canal du Beagle. Une petite famille de Fuégiens, tranquilles et inoffensifs, habitent la petite anse où nous avons débarqué ; ils viennent bientôt nous rejoindre autour de notre feu. Nous étions tous bien vêtus, et, bien que nous fussions tout près du feu, nous étions loin d’avoir trop chaud ; cependant ces sauvages tout nus, beaucoup plus éloignés que nous du brasier, suaient à grosses gouttes, à notre grande surprise, je l’avoue. Quoi qu’il en soit, ils semblaient fort contents de se trouver près de nous, et ils reprirent en chœur le refrain d’une chanson de matelots ; mais ils étaient toujours un peu en retard, ce qui produisait un effet très-singulier.

La nouvelle de notre arrivée s’était répandue pendant la nuit ; aussi, le lendemain, 23, de bonne heure, arriva toute une troupe de Tekenika, tribu à laquelle appartenait Jemmy. Plusieurs avaient couru si vite qu’ils saignaient du nez, et ils parlaient avec tant