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LA TERRE DE FEU.

de rapidité qu’ils finissaient par avoir la bouche pleine d’écume ; leur corps nu, tout peinturluré de noir, de blanc[1] et de rouge, les faisait ressembler à autant de démons après une lutte violente. Nous partîmes alors, accompagnés par douze canots contenant chacun quatre ou cinq indigènes, pour continuer notre navigation sur le détroit de Ponsonby, jusqu’à l’endroit où le pauvre Jemmy espérait trouver sa mère et ses parents. Il avait déjà appris la mort de son père ; mais, comme il avait eu « un songe dans sa tête » à cet effet, cette nouvelle ne parut pas lui faire une grande impression, et il se consolait en faisant à haute voix cette réflexion bien naturelle : « Moi pouvoir rien à cela. » Il ne put apprendre aucun détail relativement à cette mort, car ses parents évitaient d’en parler.

Jemmy se trouvait alors dans un district qu’il connaissait bien : aussi guida-t-il les bateaux jusqu’à une charmante petite anse fort tranquille, environnée d’îlots que les indigènes désignent tous par des noms différents. Nous y trouvâmes une famille appartenant à la tribu de Jemmy, mais non pas ses parents ; nous eûmes bientôt lié avec eux des relations d’amitié et, le soir, on envoya un canot avertir les frères et la mère de Jemmy de son arrivée. Quelques acres de bonne terre en pente, qui n’était pas recouverte, comme partout ailleurs, par de la tourbe ou par la forêt, entouraient cette anse. Le capitaine Fitz-Roy avait d’abord l’intention, comme je l’ai dit, de reconduire York Minster et Fuégia jusque dans leur tribu sur la côte occidentale ; mais ils exprimèrent le désir de rester ici, et l’endroit étant singulièrement favorable, le capitaine se décida à y établir tous nos Fuégiens, y compris Matthews le missionnaire. On passa cinq jours à leur construire trois grands wigwams, à débarquer leur bagage, à labourer deux jardins et à les ensemencer.

  1. La substance employée pour cette peinture blanche est, quand elle est sèche, assez compacte, et a une faible gravité spécifique. Le professeur Ehrenberg l’a examinée ; il trouve (Kön. Acad. der Wissensch., Berlin, fév. 1845) qu’elle est composée d’infusoires, soit quatorze polygastrica et quatre phytolitharia. Il ajoute que ces infusoires habitent tous l’eau douce. C’est là un magnifique exemple des résultats que l’on peut obtenir au moyen des recherches microscopiques du professeur Ehrenberg, car Jemmy Button m’a affirmé que l’on recueillait toujours ce blanc dans le lit des torrents des montagnes. C’est, en outre, un fait frappant relativement à la distribution des infusoires, que toutes les espèces composant cette substance apportée de l’extrême pointe méridionale de la Terre de Feu appartiennent à des formes anciennes et connues.