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ÉTABLISSEMENT A WOOLLYA.

Le lendemain de notre arrivée, le 24, les Fuégiens se présentent en foule ; la mère et les frères de Jemmy arrivent aussi. Jemmy reconnaît à une distance prodigieuse la voix de stentor de l’un de ses frères. Leur première entrevue est moins intéressante que celle d’un cheval avec un de ses vieux compagnons qu’il retrouve dans un pré. Aucune démonstration d’affection ; ils se contentent de se regarder bien en face pendant quelque temps, et la mère retourne immédiatement voir s’il ne manque rien à son canot. York nous apprend, cependant, que la mère de Jemmy s’était montrée inconsolable de la perte de son fils et l’avait cherché partout, pensant qu’on l’avait peut-être débarqué après l’avoir emmené dans le bateau. Les femmes s’occupèrent beaucoup de Fuégia et eurent toutes sortes de bontés pour elle. Nous nous étions déjà aperçus que Jemmy avait presque oublié sa langue maternelle, et je crois qu’il devait être fort embarrassé en toutes circonstances, car il savait fort peu d’anglais. Il était risible, mais on ne riait pas sans un certain sentiment de pitié, de l’entendre adresser la parole en anglais à son frère sauvage, puis lui demander en espagnol (« no sabe ? ») s’il ne le comprenait pas.

Tout se passa tranquillement pendant les trois jours suivants, alors que l’on bêchait le jardin et que l’on construisait les wigwams. Il y avait environ cent vingt indigènes réunis en cet endroit. Les femmes travaillaient avec ardeur, tandis que les hommes flânaient toute la journée sans cesser un seul instant de nous surveiller. Ils demandaient tout ce qu’ils voyaient, et volaient tout ce qu’ils pouvaient. Nos danses et nos chants les amusaient beaucoup ; mais, ce qui les intéressait tout particulièrement, c’était de nous voir nous laver dans le ruisseau voisin. Le reste les intéressait peu, pas même nos bateaux. De tout ce qu’avait vu York pendant son absence, rien ne semble l’avoir plus étonné qu’une autruche près de Maldonado ; haletant, tant son étonnement était grand, il revint tout courant auprès de M. Bynoe avec lequel il se promenait : « Oh ! monsieur Bynoe, oh ! oiseau ressemble cheval ! » Notre peau blanche surprenait sans doute beaucoup les indigènes, et, cependant, s’il faut en croire les récits de M. Low, le cuisinier nègre d’un bâtiment pêcheur leur causa une surprise bien plus grande encore ; ils se démenaient tant autour de ce pauvre garçon qu’on ne put le décider à se rendre de nouveau à terre. Tout allait si bien que je n’hésitai pas, en compagnie de quelques officiers, à faire de longues promenades sur les collines et dans les bois environnants.