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Page:Darwin - Voyage d’un naturaliste autour du monde, trad. Barbier, 1875.djvu/260

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LA TERRE DE FEU.

bien portants ; ils n’avaient perdu que quelques articles depuis notre dernière visite.


À la fin du mois de février de l’année suivante (1834), le Beagle jeta l’ancre dans une charmante petite baie, à l’entrée orientale du canal du Beagle. Le capitaine Fitz-Roy se décida à essayer d’éviter un grand détour en faisant passer son bâtiment par la même route qu’avaient suivie les bateaux l’année précédente pour se rendre à Woollya. C’était une manœuvre hardie avec les vents d’ouest qui soufflaient alors, mais elle fut couronnée de succès. Nous ne vîmes pas beaucoup d’indigènes jusque dans les environs du détroit de Ponsonby, mais là dix ou douze canots nous suivirent. Les Fuégiens ne comprenaient pas du tout la raison des bordées que nous courions, et au lieu de nous rencontrer à chaque bordée, ils essayaient en vain de suivre nos zigzags. Je n’observai pas sans intérêt que la certitude de n’avoir absolument rien à craindre des sauvages modifie singulièrement les rapports que l’on a avec eux. L’année précédente, alors que nous n’avions que nos légères embarcations, j’en étais arrivé à haïr jusqu’au son de leur voix, tant ils nous causaient d’ennui. Le seul mot que nous entendissions alors était yammerschooner. Nous entrions dans quelque baie retirée, où nous espérions passer une nuit tranquille, lorsque tout à coup ce mot odieux résonnait à nos oreilles, venant de quelque coin obscur que nous n’avions pas aperçu ; puis un signal de feu s’élevait pour répandre au loin la nouvelle de notre passage. En quittant chaque endroit, nous nous félicitions mutuellement et nous nous disions : « Grâce au ciel, nous avons enfin laissé ces sauvages en arrière ! » Un cri perçant, venant d’une distance prodigieuse, arrivait tout à coup jusqu’à nous, cri dans lequel nous pouvions clairement distinguer l’odieux yammerschooner. Aujourd’hui, au contraire, plus il y avait de Fuégiens et plus on s’amusait. Hommes civilisés et sauvages, tout le monde riait, se regardait, s’étonnait. Nous les prenions en pitié parce qu’ils nous donnaient de bons poissons, d’excellents crabes en échange de chiffons, etc. ; eux saisissaient l’occasion si rare que leur procuraient des gens assez fous pour échanger des ornements aussi splendides pour un bon souper. Le sourire de satisfaction avec lequel une jeune femme à la figure peinte en noir attachait avec des joncs plusieurs morceaux d’étoffe écarlate autour de sa tête ne laissait pas que de nous amuser beaucoup. Son mari, qui jouissait