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LES FUÉGIENS.

du privilège universel dans ce pays d’avoir deux femmes, devint certainement jaloux de nos attentions pour la plus jeune ; aussi, après une courte consultation avec ses beautés nues, leur ordonna-t-il de faire force de rames pour s’éloigner.

La plupart des Fuégiens ont très-certainement des notions d’échange. Je donnai à un homme un gros clou, présent très-considérable dans ce pays, sans lui rien demander en échange ; mais il choisit immédiatement deux poissons qu’il me tendit au bout de sa lance. Si un présent destiné à un canot tombait auprès d’un autre, on le remettait immédiatement à son légitime possesseur. Le jeune Fuégien que M. Low avait à bord se mettait dans la plus violente colère quand on l’appelait menteur, ce qui prouve qu’il comprenait parfaitement la portée du reproche qu’on lui faisait. Cette fois, comme dans toutes les autres occasions, nous avons éprouvé une grande surprise de ce que les sauvages ne faisaient que peu d’attention, ou n’en faisaient même pas du tout, à bien des choses dont ils devaient comprendre l’utilité. Les circonstances toutes simples, telles que la beauté du drap écarlate ou celle des verroteries bleues, l’absence de femmes parmi nous, le soin que nous mettions à nous laver, excitaient leur admiration beaucoup plus qu’un objet grandiose ou compliqué, notre vaisseau, par exemple. Bougainville a parfaitement remarqué, à propos de ces peuples, qu’ils traitent « les chefs-d’œuvre de l’industrie humaine comme ils traitent les lois de la nature et ses phénomènes ».

Le 5 mars, nous jetons l’ancre dans la baie de Woollya, mais nous n’y voyons personne. Cela nous alarme d’autant plus que nous croyons comprendre, aux gestes des indigènes du détroit de Ponsonby, qu’il y a eu bataille ; nous avons appris plus tard, en effet, que les terribles Oens avaient fait une incursion. Bientôt cependant un petit canot, portant un petit drapeau à la proue, s’approcha de nous et nous voyons que l’un des hommes qui le montent se lave le visage à grande eau pour enlever toute trace de peinture. Cet homme, c’est notre pauvre Jemmy, aujourd’hui un sauvage maigre, hagard, à la chevelure en désordre et tout nu, sauf un morceau de couverture autour de la taille. Nous ne le reconnaissons que quand il est tout près de nous, car il est tout honteux et tourne le dos au vaisseau. Nous l’avions laissé gras, propre, bien habillé ; jamais je n’ai vu changement aussi complet et aussi triste. Mais, dès qu’il est habillé, dès que le premier trouble a disparu, il redevient ce qu’il était. Il dîne avec le capi-