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EXCURSION.

masses solides et abruptes et qui paraissent contemporaines du commencement du monde. Le granite est recouvert de micaschiste qui, dans le cours des temps, s’est découpé en pointes étranges. Ces deux couches, si différentes par leurs formes extérieures, se ressemblent sur un point, l’absence de toute végétation. Accoutumés depuis si longtemps à voir se dérouler sous nos yeux une forêt presque universelle d’arbres vert foncé, ce n’est pas sans étonnement que nous contemplons ce paysage dénudé. La formation de ces montagnes m’intéresse beaucoup. Cette chaîne élevée et si compliquée a un magnifique aspect d’antiquité, mais elle est également inutile et à l’homme et à tous les autres animaux. Le granite a un attrait tout particulier pour le géologue. Outre qu’il est fort répandu, outre que son grain est très-beau et très-compacte, peu de roches ont donné lieu peut-être à plus de discussions sur leur origine. Nous voyons qu’il constitue ordinairement le roc fondamental, et, quelle que soit son origine, nous savons que c’est la couche la plus profonde de la croûte du globe jusqu’à laquelle l’homme ait encore pu pénétrer. Le point extrême des connaissances humaines dans un sujet, quel qu’il soit, offre toujours un immense intérêt, intérêt d’autant plus grand peut-être que rien ou presque rien ne le sépare du royaume de l’imagination.

1er janvier 1835. — La nouvelle année commence d’une façon digne de ces régions. Elle ne nous fait pas de promesses trompeuses : nous sommes assaillis par une terrible tempête du nord-ouest avec accompagnement d’une pluie diluvienne. Nous ne sommes pas destinés, grâce à Dieu, à voir l’année se terminer ici ; nous espérons être alors au milieu de l’océan Pacifique, là où une voûte azurée vous dit qu’il y a un ciel, un quelque chose au-dessus des nuages qui recouvrent notre tête.

Les vents du nord-ouest soufflent pendant quatre jours ; nous parvenons à grand’peine à traverser une vaste baie et nous jetons l’ancre dans un autre port. J’accompagne le capitaine, qui a pris un canot pour explorer une crique fort profonde. Je n’ai jamais vu un aussi grand nombre de phoques. Ils recouvrent littéralement tout espace un peu plat sur les rochers et sur le bord de la mer. Ils paraissent d’ailleurs avoir fort bon caractère, ils sont empilés les uns contre les autres et endormis comme autant de cochons ; mais les cochons eux-mêmes auraient eu honte de vivre dans une saleté aussi grande et de sentir aussi mauvais. Des quantités innombrables de vautours les surveillent