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EXCURSION.

sur les poteaux. Il est vrai que l’habitude de traverser ces routes a rendu les chevaux de Chiloé singulièrement actifs, et il est très-intéressant de voir avec quelle agilité, avec quelle sûreté de coup d’œil ils sautent d’une poutre sur une autre dans les endroits où elles ont été déplacées. De grands arbres forestiers, dont les troncs sont reliés par des plantes grimpantes, forment un véritable mur de chaque côté de la route. Quelquefois on aperçoit une longue étendue de cette avenue et elle présente alors un spectacle réellement curieux par son uniformité même : la ligne blanche formée par les poutres semble se rétrécir et finit par disparaître, cachée qu’elle est dans les sombres profondeurs de la forêt, ou bien elle se termine par un zigzag quand elle grimpe sur quelque colline.

Bien qu’il n’y ait en ligne directe que 12 lieues de San Carlos à Castro, la construction de cette route a dû être un travail fort pénible. On m’a affirmé que plusieurs personnes avaient autrefois perdu la vie en essayant de traverser la forêt. C’est un Indien qui, le premier, a réussi à accomplir ce voyage en s’ouvrant un passage la hache à la main ; il mit huit jours à se rendre à San-Carlos. Le gouvernement espagnol le récompensa par une concession de terres. Pendant l’été, beaucoup d’Indiens errent dans les forêts, principalement toutefois dans les parties les plus élevées de l’île, là où les bois ne sont pas tout à fait aussi épais ; ils vont à la recherche des bestiaux à demi sauvages, qui mangent les feuilles des roseaux et de certains arbres. Ce fut un de ces chasseurs qui découvrit par hasard, il y a quelques années, l’équipage d’un bâtiment anglais qui s’était perdu sur la côte occidentale ; les provisions commençaient à s’épuiser, et il est probable que, sans l’aide de cet homme, ils ne seraient jamais sortis de ces bois presque impénétrables ; un matelot mourut même de fatigue pendant la route. Les Indiens, pendant ces excursions, règlent leur marche d’après la position du soleil, de telle sorte que, si le temps est couvert, ils sont forcés de s’arrêter.

Il fait un temps admirable ; un grand nombre d’arbres chargés de fleurs parfument l’air ; c’est à peine cependant si cela suffit pour dissiper l’effet que vous cause la triste humidité de ces forêts. En outre, les nombreux troncs d’arbres morts, debout comme autant de squelettes, donnent toujours à ces forêts vierges un caractère de solennité qu’on ne retrouve pas dans les forêts des pays civilisés depuis longtemps. Peu après le coucher du soleil, nous bivouaquons pour la nuit. La femme qui nous accompagne est en