Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/351

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portant leurs fusils comme des arbalètes : c’était l’armée d’un prince de Nassau quelconque. Parfois aussi des trains passaient, avec la même lenteur que le nôtre, chargés de grands bateaux, où des soldats wurtembergeois, entassés comme dans un char allégorique, chantaient des barcarolles à trois voix, en fuyant devant les Prussiens. Et nos haltes à tous les buffets, le sourire inaltérable des majordomes, ces grosses faces allemandes, épanouies, la serviette sous le menton devant d’énormes quartiers de viande aux confitures, et le parc royal de Stuttgart plein de carrosses, de toilettes, de cavalcades, la musique autour des bassins jouant des valses, des quadrilles, pendant qu’on se battait à Kissingen ; vraiment, quand je me rappelle tout cela et que je pense à ce que j’ai vu, quatre ans après, dans ce même mois d’août : ces locomotives en délire s’en allant sans savoir où, comme si le grand soleil avait affolé leurs chaudières, les wagons arrêtés en plein champ de bataille, les rails coupés, les trains en détresse, la France diminuée de jour en jour à mesure que la ligne de l’Est devenait plus courte, et sur tout le parcours des voies abandonnées, l’encombrement sinistre de ces gares, qui restaient seules, en pays perdu, pleines de blessés oubliés là comme des bagages, je commence à croire que