Page:Daudet - Fromont jeune et Risler aîné, 1874.djvu/141

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comme un coffre à bijoux. Un piano à queue d’un facteur célèbre s’étalait dans le salon à la place de l’ancien, et ce n’était plus deux fois par semaine, mais tous les jours qu’on voyait apparaître sa maîtresse de chant, madame Dobson, une romance roulée à la main.

Type assez singulier que cette jeune femme d’origine américaine, dont les cheveux d’un blond acide comme une pulpe de citron s’écartaient sur un front révolté et des yeux de métal bleui. Son mari l’empêchant d’entrer au théâtre, elle donnait des leçons et chantait dans quelques salons bourgeois. À force de vivre dans ce monde factice des mélodies pour chant et piano, elle avait contracté une espèce d’exaspération sentimentale.

C’était la romance elle-même. Dans sa bouche, les mots « amour, passion » semblaient avoir quatre-vingts syllabes, tellement elle les disait avec expression. Oh ! l’expression. Voilà ce que mistress Dobson mettait avant toute chose, et ce qu’elle essayait vainement de communiquer à son élève.

On était alors au beau temps de cette « Ay Chiquita » dont Paris s’est gargarisé des saisons entières. Sidonie l’écoutait consciencieusement, et toute la matinée on l’entendait chanter :

On dit que tu te maries,
Tu sais que j’en puis mourir…

« Mouriiiiir ! » interrompait l’expressive madame Dobson, on s’alanguissant sur l’ébène du piano ; et elle mourait en effet, levait au plafond ses yeux clairs, renversait éperdument sa tête. Sidonie n’y arrivait jamais.