Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/315

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fers de flèche lancés d’un arc infatigable. Et, criblé, déchiré, les yeux aveuglés de sang, il restait là, regardant la petite enveloppe satinée et froide qu’il n’osait pas ouvrir de peur de s’enlever un dernier doute, quand un bruissement de tenture, qui lui fit vivement rejeter la lettre et refermer le tiroir merveilleusement ajusté de la table de laque, l’avertit que quelqu’un venait d’entrer.

— Tiens ! c’est vous, Jansoulet, comment êtes-vous là ?

— Son Excellence m’a dit de venir l’attendre dans sa chambre », répondit le Nabab très fier d’être introduit ainsi dans l’intimité des appartements, à une heure surtout où l’on ne recevait pas. Le fait est que le duc commençait à montrer une réelle sympathie à ce sauvage. Pour plusieurs raisons : d’abord il aimait les audacieux, les affronteurs, les aventuriers à bonne étoile. N’en était-il pas un lui-même ? Puis le Nabab l’amusait ; son accent, ses manières rondes, sa flatterie un peu brutale et impudente le reposaient de l’éternel convenu de l’entourage, de ce fléau administratif et courtisanesque dont il avait horreur — la phrase — si grande horreur qu’il n’achevait jamais la période commencée. Le Nabab, lui, avait à finir les siennes un imprévu parfois plein de surprises ; avec cela très beau-joueur, perdant sans sourciller au cercle de la rue Royale des parties d’écarté à cinq mille francs la fiche. Et si commode quand on voulait se débarrasser d’un tableau, toujours prêt à l’acheter, n’importe à quel prix. À ces motifs de sympathie condescendante était venu se joindre en ces derniers temps un sentiment de pitié et d’indignation en face de l’acharnement qu’on mettait à poursuivre ce malheureux, de cette guerre lâche et sans merci, si