Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/378

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lentement sous la pluie au son des tambours voilés, son mat et lourd comme celui de la terre s’éboulant dans un trou.

Quel supplice pour Félicia ! C’étaient sa faute et son remords qui traversaient Paris dans cette pompe solennelle, ce train funèbre, ce deuil public reflété jusqu’aux nuages ; et l’orgueilleuse fille se révoltait contre cet affront que lui faisaient les choses, le fuyait au fond de la voiture, où elle restait les yeux fermés, anéantie, tandis que la vieille Crenmitz, croyant à son chagrin la voyant si nerveuse, s’efforçait de la consoler, pleurait elle-même sur leur séparation, et, se cachant aussi, laissait toute la portière du fiacre au grand sloughi algérien, sa tête fine flairant le vent, et ses deux pattes despotiquement appuyées avec une raideur héraldique. Enfin, après mille détours interminables, le fiacre s’arrêta tout à coup, s’ébranla encore péniblement au milieu de cris et d’injures, puis ballotté, soulevé, les bagages de son faîte menaçant son équilibre, il finit par ne plus bouger, arrêté, maintenu, comme à l’ancre.

« Bon Dieu ! que de monde !… » murmura la Crenmitz terrifiée. »

Félicia sortit de sa torpeur :

« Où sommes-nous donc ? »

Sous un ciel incolore, enfumé, rayé d’une pluie à fins réseaux tendue en gaze sur la réalité des choses, une place s’étendait, un carrefour immense comblé par un océan humain s’écoulant de toutes les voies aboutissantes, immobilisé là autour d’une haute colonne de bronze qui dominait cette houle comme le mât gigantesque d’un navire sombré. Des cavaliers par escadrons, le sabre au poing, des canons en batteries s’espaçaient au bord d’une travée libre, tout un appa-