Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/505

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reste un des attraits les plus puissants du métier de comédien, son piquant, son renouveau.

Sur la scène encombrée va-et-vient de machinistes, de garçons d’accessoires se hâtant, se bousculant dans le jour doux, neigeux, tombé des frises, qui fera place tout à l’heure, quand le rideau se lèvera, à la lumière éclatante de la salle, Cardailhac, en habit noir et cravate blanche, le chapeau casseur sur l’oreille, jette un dernier coup d’œil à l’installation des décors, presse les ouvriers, complimente l’ingénue en toilette, rayonnant, fredonnant, superbe. On ne se douterait jamais à le voir des terribles préoccupations qui l’enfièvrent. Entraîné lui aussi dans la débâcle du Nabab, où s’est engloutie sa commandite, il joue son va-tout sur la pièce de ce soir, contraint — si elle ne réussit pas — à laisser impayés ces décors merveilleux, ces étoffes à cent francs le mètre. C’est une quatrième faillite qui l’attend. Mais, bah ! notre directeur a confiance. Le succès, comme tous les monstres mangeurs d’hommes, aime la jeunesse ; et cet auteur inconnu, tout neuf sur une affiche, flatte les superstitions du joueur.

André Maranne n’est pas aussi rassuré. À mesure que la représentation approche, il perd la foi dans son œuvre, atterré par la vue de la salle qu’il regarde au trou du rideau comme au verre étroit d’un stéréoscope.

Une salle splendide, remplie jusqu’au cintre, malgré le printemps avancé et le goût mondain pour la villégiature précoce ; une salle que Cardailhac, ennemi déclaré de la nature et de la campagne, s’efforçant toujours de retenir les Parisiens le plus tard possible dans Paris, est parvenu à combler, à faire aussi brillante qu’en plein hiver. Quinze cents têtes fourmillant sous le lustre, droites, penchées, détournées, interrogeantes,