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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/91

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près de son jeune ami, aspirant l’air avec délices du bout de son cigare allumé.

Jamais il n’avait été si heureux de vivre ; et cette soirée chez Jenkins, son entrée dans le monde, à lui aussi, lui avait laissé une impression de portiques dressés comme pour un triomphe, de foule accourue, de fleurs jetées sur son passage… Tant il est vrai que les choses n’existent que par les yeux qui les regardent… Quel succès ! Le duc, au moment de le quitter, l’engageant à venir voir sa galerie ; ce qui signifiait les portes de l’hôtel Mora ouvertes pour lui avant huit jours. Félicia Ruys consentant à faire son buste, de sorte qu’à la prochaine exposition le fils du cloutier aurait son portrait en marbre par la même grande artiste qui avait signé celui du ministre d’État. N’était-ce pas le contentement de toutes ses vanités enfantines ?

Et tous deux ruminant leurs pensées sombres ou joyeuses, ils marchaient l’un près de l’autre, absorbés, absents d’eux-mêmes, si bien que la place Vendôme silencieuse, inondée d’une lumière bleue et glacée, sonna sous leurs pas avant qu’ils se fussent dit un mot.

« Déjà, dit le Nabab… J’aurais bien voulu marcher encore un peu… Ça vous va-t-il ? » Et, tout en faisant deux ou trois fois le tour de la place, il laissait aller, par bouffées, l’immense joie dont il était plein :

« Comme il fait bon ! Comme on respire !… Tonnerre de Dieu ! ma soirée de ce soir, je ne la donnerais pas pour cent mille francs… Quel brave cœur que ce Jenkins… Aimez-vous le genre de beauté de Félicia Ruys ? Moi, j’en raffole… Et le duc, quel grand seigneur ! si simple, si aimable… C’est beau Paris, n’est-ce pas, mon fils ?