Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/180

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Sans perdre une minute, je courus chez le marquis d’Hacqueville. Je trouvai un petit vieux, frétillant, sec, tout en nerfs, alerte et gai comme une abeille. Tu verras quel joli type. Une tête d’aristocrate, fine et pâle, des cheveux noirs comme des quilles, et rien qu’un œil, l’autre est mort d’un coup d’épée, voilà longtemps. Mais celui qui reste est si brillant, si vivant, si interrogeant, qu’on ne peut pas dire que le marquis est borgne. Il a deux yeux dans le même œil, voilà tout.

Quand j’arrivai devant ce singulier petit vieillard, je commençai à lui débiter quelques banalités de circonstance, mais il m’arrêta net :

— Pas de phrases ! me dit-il. Je ne les aime pas. Venons aux faits, voici. J’ai entrepris d’écrire mes mémoires. Je m’y suis malheureusement pris un peu tard, et je n’ai plus « de temps à perdre, commençant à me faire très vieux. J’ai calculé qu’en employant tous mes instants, il me fallait encore trois années de travail pour terminer mon œuvre. J’ai soixante-dix ans, les jambes sont en déroute ; mais la tête n’a pas bougé. Je peux donc espérer aller encore trois ans et mener mes mémoires à bonne fin. Seulement, je n’ai pas une minute de trop ; c’est ce que mon secrétaire n’a pas compris. Cet imbécile, — un garçon fort intelligent, ma foi, dont j’étais enchanté, — s’est mis dans la tête d’être amoureux et de vouloir se marier. Jusque-là il n’y a pas de mal. Mais voilà-t-il pas que, ce matin, mon drôle vient me demander deux jours de congé