Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/226

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Pierrotte : « Excusez-moi pour ce soir, mademoiselle, je n’ai pas apporté ma lyre.

« N’oubliez pas de l’apporter la prochaine fois, » me dit le bon Pierrotte, qui prit cette métaphore au pied de la lettre. Le pauvre homme croyait sincèrement que j’avais une lyre et que j’en jouais comme son commis jouait de la flûte… Ah ! Jacques m’avait bien prévenu qu’il m’amenait dans un drôle de monde !

Vers onze heures, on servit le thé. Mademoiselle Pierrotte allait, venait dans le salon, offrant le sucre, versant le lait, le sourire sur les lèvres, le petit doigt en l’air. C’est à ce moment de la soirée que je revis les yeux noirs. Ils apparurent tout à coup devant moi, lumineux et sympathiques, puis s’éclipsèrent de nouveau avant que j’eusse pu leur parler… Alors seulement je m’aperçus d’une chose, c’est qu’il y avait en mademoiselle Pierrotte deux êtres très distincts : d’abord mademoiselle Pierrotte, une petite bourgeoise à bandeaux plats, bien faite pour trôner dans l’ancienne maison Lalouette ; et puis, les yeux noirs, ces grands yeux poétiques qui s’ouvraient comme deux fleurs de velours et n’avaient qu’à paraître pour transfigurer cet intérieur de quincailliers burlesques. Mademoiselle Pierrotte, je n’en aurais pas voulu pour rien au monde ; mais les yeux noirs… oh ! les yeux noirs !…

Enfin, l’heure du départ arriva. C’est madame Lalouette qui donna le signal. Elle roula son mari dans un grand tartan et l’emporta sous son bras comme une vieille momie entourée de bandelettes.