Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/291

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tion… Oh ! Ces artistes, mon cher, je les exècre. Si tu savais, ces gens-là, à force de vivre avec des statues et des peintures, ils en arrivent à croire qu’il n’y a que cela au monde. Ils vous parlent toujours de forme, de ligne, de couleur, d’art grec, de Parthénon, de méplats, de mastoïdes. Ils regardent votre nez, votre bras, votre menton. Ils cherchent si vous avez un type, du galbe, du caractère ; mais de ce qui bat dans nos poitrines, de nos passions, de nos larmes, de nos angoisses, ils s’en soucient autant que d’une chèvre morte. Moi, ces bonnes gens ont trouvé que ma tête avait du caractère mais que ma poésie n’en avait pas du tout. Ils m’ont joliment encouragé, va !

« Au début de notre liaison, cette femme avait cru mettre la main sur un petit prodige, un grand poëte de mansarde : — m’a-t-elle assommé avec sa mansarde ! — Plus tard, quand son cénacle lui a prouvé que je n’étais qu’un imbécile, elle m’a gardé pour le caractère de ma tête. Ce caractère, il faut te dire, variait selon les gens. Un de ses peintres, qui me voyait le type italien, m’a fait poser pour un pifferaro ; un autre, pour un Algérien marchand de violettes ; un autre… Est-ce que je sais ? Le plus souvent, je posais chez elle, et, pour lui plaire, je devais garder tout le jour mes oripeaux sur les épaules et figurer dans son salon, à côté du kakatoës. Nous avons passé bien des heures ainsi, moi en Turc, fumant de longues pipes dans un coin de sa chaise longue, elle à l’autre bout de sa chaise, déclamant avec ses boules élastiques dans la bou-