Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/35

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nait à la fabrique. Je le voyais retroussant bravement sa soutane pour franchir les bassins. Je me souvenais aussi du jour de sa première messe, où toute la famille assistait, comme il était beau lorsqu’il se tournait vers nous, les bras ouverts, disant Dominus vobiscum d’une voix si douce que madame Eyssette en pleurait de joie !… Maintenant je me le figurais là-bas, couché, malade (oh ! bien malade ; quelque chose me le disait), et ce qui redoublait mon chagrin de le savoir ainsi, c’est une voix que j’entendais me crier au fond du cœur : « Dieu te punit, c’est ta faute ! il fallait rentrer tout droit ! Il fallait ne pas mentir ! » Et plein de cette effroyable pensée que Dieu, pour le punir, allait faire mourir son frère, le petit Chose se désespérait en lui-même, disant : « Jamais, non ! jamais, je ne jouerai plus aux barres en sortant du collège. »

Le repas terminé, on alluma la lampe et la veillée commença. Sur la nappe, au milieu des débris du dessert, M. Eyssette avait posé ses gros livres de commerce et faisait ses comptes à haute voix. Finet, le chat des babarottes, miaulait tristement en rôdant autour de la table… moi, j’avais ouvert la fenêtre et je m’y étais accoudé…

Il faisait nuit, l’air était lourd… On entendait les gens d’en bas rire et causer devant leurs portes, et les tambours du fort Loyasse battre dans le lointain… J’étais là depuis quelques instants, pensant à des choses tristes et regardant vaguement dans la nuit quand un violent coup de sonnette m’arracha de ma croisée brusquement. Je regardai mon père