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SOUVENIR d’un CHEF DE CABINET

entre cour et jardin, où le vieux prince de Condé logeait sa dernière maîtresse.

Le premier soir, les meubles de notre jeune ménage espacés dans les deux vastes pièces salon et chambre à coucher, nous allumions toutes les bougies pour mieux jouir des hautes glaces, des grands plafonds dorés. Nous étions libres ; Mora chassait à Chamarande avec l’empereur, et je ne craignais pas un de ces affreux coups de timbre qui allaient devenir la torture de ma vie, m’arrivant à toute heure, le matin, le soir, la nuit, m’arrachant en sursaut du lit, de la table, enchaînant ma volonté à ce cordon de tirage dont l’effort douloureux s’entendait avant le « ding ! » sous le lierre épais des murailles.

Comme nous étions loin du petit logement des Ternes, dans cet hôtel aux portes-fenêtres majestueuses drapées d’anciens lampas de cinq mètres de haut, ouvrant sur la terrasse et la faisanderie 1

« Tu sais, Nina, c’est à cette espagnolette, là-bas, au fond, qu’on l’a trouvé pendu, le prince… Mais non, mais non… tu t’effrayes… ce n’est pas vrai… puisque le vieux Condé est mort en province, à Saint-Leu, je te dis… »

Et, pour achever de rassurer Nina, est-ce que je n’imaginai pas — ivresse des vingt ans et de la première fortune ! — d’esquisser en face de ma femme, sur le parquet de Mme de