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Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/101

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l’éboulement. Mais le Tarasconnais savait à quoi s’en tenir ; ce n’est pas à lui qu’il fallait pousser de pareilles bourdes, et, d’une voix retentissante, il reprit :


Tu qu’escoulès la Duranço
Commo un flot dè vin de Crau.[1]


Les guides, voyant qu’ils n’auraient pas raison de l’enragé chanteur, firent un grand détour pour s’éloigner des séracs et, bientôt, furent arrêtés par une énorme crevasse qu’éclairait en profondeur, sur les parois d’un vert glauque, le furtif et premier rayon du jour. Ce qu’on appelle un « pont de neige » la surmontait, si mince, si fragile, qu’au premier pas il s’éboula dans un tourbillon de poussière blanche, entraînant le premier guide et Tartarin suspendus à la corde que Rodolphe Kaufmann, le guide d’arrière, se trouvait seul à soutenir, cramponné de toute sa vigueur de montagnard à son piolet profondément enfoncé dans la glace. Mais s’il pouvait retenir les deux hommes sur le gouffre, la force lui manquait pour les en retirer, et il restait accroupi, les dents serrées, les muscles tendus, trop loin de la crevasse pour voir ce qui s’y passait.

D’abord abasourdi par la chute, aveuglé de neige, Tartarin s’était agité une minute des bras et des jambes en d’inconscientes détentes, comme un pantin détraqué, puis, redressé au moyen de la corde, il pendait sur l’abîme, le nez à cette paroi de glace que lissait son haleine, dans la posture d’un plombier en train de ressouder des tuyaux de descente. Il voyait au-dessus de lui pâlir le ciel, s’effacer les dernières étoiles, au-dessous s’approfondir le gouffre en d’opaques ténèbres d’où montait un souffle froid.

Tout de même, le premier étourdissement passé, il retrouva son aplomb, sa belle humeur.

« Eh ! là-haut, père Kaufmann, ne nous laissez pas moisir ici, qué ! il y a des courants d’air, et puis cette sacrée corde nous coupe les reins. » Kaufmann n’aurait su répondre ; desserrer les dents, c’eût été perdre sa force. Mais Inebnit criait du fond :

  1. Toi qui siffles la Durance — Comme un coup de vin de Crau.