Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/102

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« Mossié !…, Mossié !…piolet… » car le sien s’était perdu dans la chute, et le lourd instrument passé des mains de Tartarin dans celles du guide, difficilement à cause de la distance qui séparait les deux pendus, le montagnard s’en servit pour entailler la glace devant lui d’encoches où cramponner ses pieds et ses mains.

Le poids de la corde ainsi affaibli de moitié, Rodolphe Kaufmann, avec une vigueur calculée, des précautions infinies, commença à tirer vers lui le président dont la casquette tarasconnaise parut enfin au bord de la crevasse. Inebnit reprit pied à son tour, et les deux montagnards se retrouvèrent avec l’effusion aux paroles courtes qui suit les grands dangers chez ces gens d’élocution difficile ; ils étaient émus, tout tremblants de l’effort, Tartarin dut leur passer sa gourde de kirsch pour raffermir leurs jambes. Lui paraissait dispos et calme, et tout en se secouant, battant la semelle en mesure, il fredonnait au nez des guides ébahis.

« Brav… brav… Franzose… » disait Kaufmann lui tapant sur l’épaule ; et Tartarin avec son beau rire :

« Farceur, je savais bien qu’il n’y avait pas de danger… »

De mémoire de guide, on n’avait vu un alpiniste pareil.

Ils se remirent en route, grimpant à pic une sorte de mur de glace gigantesque de six à huit cents mètres où l’on creusait les degrés à mesure, ce qui prenait beaucoup de temps. L’homme de Tarascon commençait à se sentir à bout de forces sous le brillant soleil que réverbérait toute la blancheur du paysage, d’autant plus fatigante pour ses yeux qu’il avait laissé ses lunettes dans le gouffre. Bientôt une affreuse défaillance le saisit, ce mal des montagnes qui produit les mêmes effets que le mal de mer. Éreinté, la tête vide, les jambes molles, il manquait les pas et ses guides durent l’empoigner, chacun d’un côté, comme la veille, le soutenant, le hissant jusqu’en haut du mur de glace. Alors cent mètres à peine les séparaient du sommet de la Jungfrau ; mais, quoique la neige se fit dure et résistante, le chemin plus facile, cette dernière étape leur prit un temps interminable, la fatigue et la suffocation du P. C. A. augmentant toujours.

Tout à coup les montagnards le lâchèrent et, agitant leurs chapeaux, se mirent à yodler avec transport. On était arrivé. Ce point dans l’espace immaculé, cette crête blanche un peu