Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/17

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On sait que cette prudence ne l’empêchait pas de se montrer brave et même héroïque à l’occasion ; mais il est permis de se demander ce qu’il venait faire sur le Rigi (Regina montium) à son âge, alors qu’il avait si chèrement conquis le droit au repos et au bien-être.

À cela, l’infâme Costecalde aurait pu seul répondre.

Costecalde, armurier de son état, représente un type assez rare à Tarascon. L’envie, la basse et méchante envie, visible à un pli mauvais de ses lèvres minces et à une espèce de buée jaune qui lui monte du foie par bouffées, enfume sa large face rasée et régulière, aux méplats fripés, meurtris comme à coups de marteau, pareille à une ancienne médaille de Tibère ou de Caracalla. L’envie chez lui est une maladie qu’il n’essaye pas même de cacher, et, avec ce beau tempérament tarasconnais qui déborde toujours, il lui arrive de dire en parlant de son infirmité : « Vous ne savez pas comme ça fait mal… »

Naturellement, le bourreau de Costecalde, c’est Tartarin. Tant de gloire pour un seul homme ! Lui partout, toujours lui ! Et lentement, sourdement, comme un termite introduit dans le bois doré de l’idole, voilà vingt ans qu’il sape en dessous cette renommée triomphante, et la ronge, et la creuse. Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait ses affûts au lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait des petits rires muets, des hochements de tête incrédules.

« Mais les peaux, pas moins, Costecalde… ces peaux de lion qu’il nous a envoyées, qui sont là, dans le salon du cercle ?…

— Té ! pardi… Et les fourreurs, croyez-vous pas qu’il en manque, en Algérie ?

— Mais les marques des balles, toutes rondes, dans les têtes ?

— Et autremain, est-ce qu’au temps de la chasse aux casquettes, on ne trouvait pas chez nos chapeliers des casquettes trouées de plomb et déchiquetées, pour les tireurs maladroits ? »

Sans doute l’ancienne gloire du Tartarin tueur de fauves restait au-dessus de ces attaques ; mais l’Alpiniste chez lui prêtait à toutes les critiques, et Costecalde ne s’en privait pas, furieux qu’on eût nommé président du Club des Alpines un