Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/18

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homme que l’âge « enlourdissait » visiblement et que l’habitude, prise en Algérie, des babouches et des vêtements flottants prédisposait encore à la paresse.

Rarement, en effet, Tartarin prenait part aux ascensions ; il se contentait de les accompagner de ses vœux et de lire en grande séance, avec des roulements d’yeux et des intonations à faire pâlir les dames, les tragiques comptes rendus des expéditions.

Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la « Jambe de coq », comme on l’appelait, grimpait toujours en tête ; il avait fait les Alpines une par une, planté sur les cimes inaccessibles le drapeau du club, la Tarasque étoilée d’argent. Pourtant, il n’était que vice-président, V. P. C. A. ; mais il travaillait si bien la place qu’aux élections prochaines, évidemment, Tartarin sauterait.

Averti par ses fidèles, Bézuquet le pharmacien, Excourbaniès, le brave commandant Bravida, le héros fut pris d’abord d’un noir dégoût, cette rancœur révoltée dont l’ingratitude et l’injustice soulèvent les belles âmes. Il eut l’envie de tout planter là, de s’expatrier, de passer le pont pour aller vivre à Beaucaire, chez les Volsques ; puis se calma.

Quitter sa petite maison, son jardin, ses chères habitudes, renoncer à son fauteuil de président du Club des Alpines fondé par lui, à ce majestueux P. C. A. qui ornait et distinguait ses cartes, son papier à lettres, jusqu’à la coiffe de son chapeau ! Ce n’était pas possible, vé ! Et tout à coup lui vint une idée mirobolante.

En définitive, les exploits de Costecalde se bornaient à des courses dans les Alpines. Pourquoi Tartarin, pendant les trois mois qui le séparaient des élections, ne tenterait-il pas quelque aventure grandiose ; arborer, par ézemple, l’étendard du Club sur une des plus hautes cimes de l’Europe, la Jungfrau ou le Mont-Blanc ?

Quel triomphe au retour, quelle gifle pour Costecalde lorsque le Forum publierait le récit de l’ascension ! Comment, après cela, oser lui disputer le fauteuil ?

Tout de suite il se mit à l’œuvre, fit venir secrètement de Paris une foule d’ouvrages spéciaux : les Escalades de Whymper, les Glaciers de Tyndall, le Mont-Blanc de Stéphen d’Arve, des relations du Club Alpin, anglais et suisse, se farcit la tête