Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/26

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qu’il montait. Quand il s’arrêtait pour reprendre haleine, il n’entendait plus qu’un vaste bruit d’eau où il était comme noyé, et il voyait en se retournant les nuages rejoindre le lac en fines et longues baguettes de verre au travers desquelles les chalets de Vitznau luisaient comme des joujoux frais vernissés.

Des hommes, des enfants passaient près de lui la tête basse, le dos courbé sous la même hotte en bois blanc contenant des provisions pour quelque villa ou pension dont les balcons découpés s’apercevaient à mi-côte. « Rigi-Kulm ? » demandait Tartarin pour s’assurer qu’il était bien dans la direction ; mais son équipement extraordinaire, surtout le passe-montagne en tricot qui lui masquait la figure, jetaient l’effroi sur sa route, et tous, ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans lui répondre.

Bientôt ces rencontres devinrent rares ; le dernier être humain qu’il aperçut était une vieille qui lavait son linge dans un tronc d’arbre, à l’abri d’un énorme parapluie rouge planté en terre.

« Rigi-Kulm ? » demanda l’Alpiniste.

La vieille leva vers lui une face idiote et terreuse, avec un goitre qui lui ballait dans le cou, aussi gros que la sonnaille rustique d’une vache suisse : puis, après l’avoir longuement regardé, elle fut prise d’un rire inextinguible qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, bridait de rides ses petits yeux, et chaque fois qu’elle les rouvrait, la vue de Tartarin planté, devant elle, le piolet sur l’épaule, semblait redoubler sa joie.

« Tron de l’air ! gronda le Tarasconnais, elle a de la chance d’être femme… » et, tout bouffant de colère, il continua sa route, s’égara dans une sapinière, où ses bottes glissaient sur la mousse ruisselante.

Au-delà, le paysage avait changé. Plus de sentiers, d’arbres ni de pâturages. Des pentes mornes dénudées, de grands éboulis de roche qu’il escaladait sur les genoux de peur de tomber ; des fondrières pleines d’une boue jaune qu’il traversait lentement, tâtant devant lui avec l’alpenstock, levant le pied comme un rémouleur. À chaque instant, il regardait la