Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/50

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bien ! parlez-moi franchement… vous connaissez mes moyens comme alpiniste, ils sont médiocres.

— Très médiocres, c’est vrai !

— Pensez-vous cependant que je puisse, sans trop de danger, tenter l’ascension de la Jungfrau ?

— J’en répondrais, ma tête dans le feu, monsieur Tartarin… Vous n’avez qu’à vous fier au guide, vé !

— Et si j’ai le vertige ?

— Fermez les yeux.

— Si je glisse ?

— Laissez-vous faire… C’est comme au théâtre… Il y a des praticables… On ne risque rien…

— Ah ! si je vous avais là pour me le dire, pour me le répéter… Allons, mon brave, un bon mouvement, venez avec moi… »

Bompard ne demanderait pas mieux, pécaïré ! mais il a ses Péruviens sur les bras jusqu’à la fin de la saison ; et comme son ami s’étonne de lui voir accepter ces fonctions de courrier, de subalterne :

« Que voulez-vous, monsieur Tartarin ?… C’est dans notre engagement… La Compagnie a le droit de nous employer comme bon lui semble. »

Le voilà comptant sur ses doigts tous ses avatars divers depuis trois ans… guide dans l’Oberland, joueur de cor des Alpes, vieux chasseur de chamois, ancien soldat de Charles X, pasteur protestant sur les hauteurs…

« Quès aco ? » demande Tartarin surpris.

Et l’autre de son air tranquille :

« Bé ! oui. Quand vous voyagez dans la Suisse allemande, des fois vous apercevez à des hauteurs vertigineuses un pasteur prêchant en plein air, debout sur une roche ou dans une chaire rustique en tronc d’arbre. Quelques bergers, fromagers, à la main leurs bonnets de cuir, des femmes coiffées et costumées selon le canton, se groupent autour avec des poses pittoresques ; et le paysage est joli, des pâturages verts ou frais moissonnés, des cascades jusqu’à la route et des troupeaux aux lourdes cloches sonnant à tous les degrés de la montagne. Tout ça, vé ! c’est du décor, de la figuration. Seulement, il n’y a que les employés de la Compagnie, guides, pasteurs, courriers, hôteliers qui soient dans le secret, et