Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/51

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leur intérêt est de ne pas l’ébruiter de peur d’effaroucher la clientèle. »

L’Alpiniste reste abasourdi, muet, le comble chez lui de la stupéfaction. Au fond, quelque doute qu’il ait de la véracité de Bompard, il se sent rassuré, plus calme sur les ascensions alpestres, et bientôt l’entretien se fait joyeux. Les deux amis parlent de Tarascon, de leurs bonnes parties de rire d’autrefois, quand on était plus jeune.

« À propos de galéjade[1], dit subitement Tartarin, ils m’en ont fait une bien bonne au Rigi-Kulm… Figurez-vous que ce matin… » et il raconte la lettre piquée à sa glace, la récite avec emphase : « Français du diable… C’est une mystification, qué ?…

— On ne sait pas… Peut-être… » dit Bompard qui semble prendre la chose plus sérieusement que lui. Il s’informe si Tartarin, pendant son séjour au Rigi, n’a eu d’histoire avec personne, n’a pas dit un mot de trop.

« Ah ! vaï, un mot de trop ! Est-ce qu’on ouvre seulement la bouche avec tous ces Anglais, Allemands, muets comme des carpes sous prétexte de bonne tenue ! »

À la réflexion, pourtant, il se souvient d’avoir rivé son clou, et vertement, à une espèce de Cosaque, un certain Mi… Milanof.

« Manilof, corrige Bompard.

— Vous le connaissez ?… De vous à moi, je crois que ce Manilof m’en voulait à cause d’une petite Russe…

— Oui, Sonia… murmure Bompard soucieux…

— Vous la connaissez aussi ? Ah ! mon ami, la perle fine, le joli petit perdreau gris !

— Sonia de Wassilief… C’est elle qui a tué d’un coup de revolver, en pleine rue, le général Felianine, le président du Conseil de guerre qui avait condamné son frère à la déportation perpétuelle. »

Sonia assassin ! cette enfant, cette blondinette… Tartarin ne veut y croire. Mais Bompard précise, donne des détails sur l’aventure, du reste bien connue. Depuis deux ans Sonia habite Zurich, où son frère Boris, échappé de Sibérie, est venu la rejoindre, la poitrine perdue ; et, tout l’été, elle le

  1. Galéjade, plaisanterie, farce.