Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/57

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Bientôt le chemin s’assombrit, d’aspect plus sauvage. D’un côté, des ombres profondes, chaos d’arbres plantés en pente, tourmentés et tordus, où grondait l’écume d’un torrent ; à droite, une roche immense, surplombante, hérissée de branches jaillies de ses fentes.

On ne riait plus dans le landau ; tous admiraient, la tête levée, essayaient d’apercevoir le sommet de ce tunnel de granit.

« Les forêts de l’Atlas !… Il semble qu’on y est… » dit gravement Tartarin ; et, sa remarque passant inaperçue, il ajouta : « Sans les rugissements du lion, toutefois. »

— Vous les avez entendus, monsieur ? » demanda Sonia.

Entendu le lion, lui !… Puis, avec un doux sourire indulgent : « Je suis Tartarin de Tarascon, mademoiselle… »

Et voyez un peu ces barbares ? Il aurait dit : « Je m’appelle Dupont », c’eût été pour eux exactement la même chose. Ils ignoraient le nom de Tartarin.

Pourtant, il ne se vexa pas et répondit à la jeune fille qui voulait savoir si le cri du lion lui avait fait peur : « Non, mademoiselle… Mon chameau, lui, tremblait la fièvre entre mes jambes ; mais je visitais mes amorces, aussi tranquille que devant un troupeau de vaches… À distance, c’est à peu près le même cri, comme ceci, té ! »

Pour donner à Sonia une exacte impression de la chose, il poussait de son creux le plus sonore un « Meuh… » formidable, qui s’enfla, s’étala, répercuté par l’écho de la roche. Les chevaux se cabrèrent : dans toutes les voitures les voyageurs dressés, pleins d’épouvante, cherchaient l’accident, la cause d’un pareil vacarme, et reconnaissant l’Alpiniste, dont la capote à demi rabattue du landau montrait la tête à casque et le débordant harnachement, se demandaient une fois encore : « Quel est donc cet animal-là ! »

Lui, très calme, continuait à donner des détails, la façon d’attaquer la bête, de l’abattre et de la dépecer, le guidon en diamant dont il ornait sa carabine pour tirer sûrement, la nuit. La jeune fille l’écoutait, penchée, avec un petit palpitement de ses narines très attentif.

« On dit que Bombonnel chasse encore, demanda le frère, l’avez-vous connu ?