Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/64

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agnons de route, il leur souhaite de rentrer bientôt dans leur pays, d’y retrouver de bons parents, des amis sûrs, des carrières honorables et la fin de toutes leurs dissensions, car on ne peut pas passer sa vie à se dévorer.

Pendant le toast, le frère de Sonia sourit, froid et railleur derrière ses lunettes blondes ; Manilof, la nuque en avant, les sourcils gonflés creusant sa ride, se demande si le gros « barine » ne va pas cesser bientôt ses bavardages, pendant que Bolibine perché sur le siège et faisant grimacer sa mine falote, jaune et fripée à la tartare, semble un vilain petit singe grimpé sur les épaules du Tarasconnais.

Seule, la jeune fille l’écoute, très sérieuse, essayant de comprendre cet étrange type d’homme. Pense-t-il tout ce qu’il dit ? A-t-il fait tout ce qu’il raconte ? Est-ce un fou, un comédien ou seulement un bavard, comme le prétend Manilof qui, en sa qualité d’homme d’action, donne à ce mot une signification méprisante ?

L’épreuve se fera tout de suite. Son toast fini, Tartarin vient de se rasseoir, quand un coup de feu, un autre, encore un, partis non loin de l’auberge, le remettent debout tout ému, l’oreille dressée, reniflant la poudre.

« Qui a tiré ?… où est-ce !… que se passe-t-il ? »

Dans sa caboche inventive défile tout un drame, l’attaque du convoi à main armée, l’occasion de défendre l’honneur et la vie de cette charmante demoiselle. Mais non, ces détonations viennent simplement du Stand, où la jeunesse du village s’exerce au tir tous les dimanches. Et comme les chevaux ne sont pas encore attelés, Tartarin propose négligemment d’aller faire un tour jusque-là. Il a son idée, Sonia la sienne en acceptant. Guidés par le vieux de la garde royale ondulant sous son grand shako, ils traversent la place, ouvrent les rangs de la foule qui les suit curieusement.

Sous son toit de chaume et ses montants de sapins frais équarris, le stand ressemble, en plus rustique, à un de nos tirs forains, avec cette différence qu’ici les amateurs apportent leurs armes, des fusils à baguette d’ancien système et qu’ils manient assez adroitement. Muet, les bras croisés, Tartarin juge les coups, critique tout haut, donne des conseils, mais ne tire pas. Les Russes l’épient et se font signe.

« Pan… pan… » ricane Bolibine avec le geste de mettre