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en joue et l’accent de Tarascon. Tartarin se retourne, tout rouge et bouffant de colère.

« Parfaitemain, jeune homme… Pan… pan… Et autant de fois que vous voudrez. »

Le temps d’armer une vieille carabine à double canon qui a dû servir des générations de chasseurs de chamois… pan !… pan !… C’est fait. Les deux balles sont dans la mouche. Des hurrahs d’admiration éclatent de toutes parts. Sonia triomphe, Bolibine ne rit plus.

« Mais ce n’est rien, cela, dit Tartarin… vous allez voir… »

Le stand ne lui suffit plus, il cherche un but, quelque chose à abattre, et la foule recule épouvantée devant cet étrange alpiniste, trapu, farouche, la carabine au poing, proposant au vieux garde royal de lui casser sa pipe entre les dents, à cinquante pas. Le vieux pousse des cris épouvantables et s’égare dans la foule que domine son panache grelottant au-dessus des têtes serrées. Pas moins, il faut que Tartarin la loge quelque part, cette balle. « Té, pardi ! comme à Tarascon… » Et l’ancien chasseur de casquettes jetant son couvre-chef en l’air, de toutes les forces de ses doubles muscles, tire au vol et le traverse. « Bravo ! » dit Sonia en piquant dans la petite ouverture faite par la balle au drap de la casquette le bouquet de montagne qui tantôt caressait sa joue.

C’est avec ce joli trophée que Tartarin remonta en voiture. La trompe sonne, le convoi s’ébranle, les chevaux détalent à fond de train sur la descente de Brienz, merveilleuse route en corniche, ouverte à la mine au bord des roches, et que des boute-roues espacés de deux mètres séparent d’un abîme de plus de mille pieds ; mais Tartarin ne voit plus le danger, il ne regarde pas non plus le paysage, la vallée de Meiringen baignée d’une claire buée d’eau, avec sa rivière aux lignes droites, le lac, des villages qui se massent dans l’éloignement et tout un horizon de montagnes, de glaciers confondus parfois avec les nuées ou se déplaçant aux détours du chemin, s’écartant, se découvrant comme les pièces remuées d’un décor.

Amolli de pensées tendres, le héros admire cette jolie enfant en face de lui, songe que la gloire n’est qu’un demi-bonheur, que c’est triste de vieillir seul par trop de grandeur,