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Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/67

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voilà. Et rien qu’à regarder la petite écriture trapue et déterminée de l’enveloppe, le nom du bureau de poste : « Interlaken », et le large timbre violet de « l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer », des larmes gonflaient ses yeux, faisaient trembler ses lourdes moustaches de corsaire barbaresque où susurrait un petit sifflotis bon enfant.

« Confidentiel. Déchirer après lecture. »

Ces mots très gros en tête de la page et dans le style télégrammique de la pharmacopée « usage externe, agiter avant de s’en servir », le troublèrent au point qu’il lut tout haut, comme on parle dans les mauvais rêves :

« Ce qui m’arrive est épouvantable… »

Du salon à côté où elle faisait son petit somme d’après souper, Mme Bézuquet la mère pouvait l’entendre, ou bien l’élève dont le pilon sonnait à coups réguliers dans le grand mortier de marbre au fond du laboratoire. Bézuquet continua sa lecture à voix basse, la recommença deux ou trois fois, très pâle, les cheveux littéralement dressés. Ensuite un regard rapide autour de lui, et cra cra… voilà la lettre en mille miettes dans la corbeille à papiers ; mais on pourrait l’y retrouver, ressouder tous ces bouts ensemble, et pendant qu’il se baisse pour les reprendre, une voix chevrotante appelle :

« Vé, Ferdinand, tu es là ?

— Oui maman… » répond le malheureux corsaire, figé de peur, tout son grand corps à tâtons sur le bureau.

« Qu’est-ce que tu fais, mon trésor ?

— Je fais… hé ! Je fais le collyre de Mlle Tournatoire. »

La maman se rendort, le pilon de l’élève un instant suspendu reprend son lent mouvement de pendule qui berce la maison et la placette assoupies dans la fatigue de cette fin de journée d’été. Bézuquet, maintenant, marche à grands pas devant sa porte, tour à tour rose ou vert, selon qu’il passe devant l’un ou l’autre de ses bocaux. Il lève les bras, profère des mots hagards : « Malheureux… perdu… fatal amour… comment le tirer de là ? » et, malgré son trouble, accompagne d’un sifflement allègre la retraite des dragons s’éloignant sous les platanes du Tour de ville.

« Hé ! adieu, Bézuquet… » dit une ombre pressée dans le crépuscule couleur de cendre.

« Où allez-vous donc, Pégoulade ?