Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/223

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une grimace dans le dos de papa ! voyons, c’est un enfant, et puis papa le taquine toujours.

franqueyrol.

Oh ! Oh !… Je vois qu’il ne fait pas bon attaquer Namoun devant mademoiselle Louise.

louise.

C’est vrai, je l’aime beaucoup. C’est si touchant, si vous saviez, l’histoire de ce petit homme. Figurez-vous qu’il est arrivé à Paris il y a deux ans, derrière un bataillon de turcos dans lequel son frère Lakdar était tambour. Il faut vous dire que pour Namoun, ce Lakdar, tambour Lakdar, comme il l’appelle, c’était une adoration… Plus que la mère, plus que le père, plus que tout… Malheureusement, après six mois de Paris, voilà tambour Lakdar qui meurt de la poitrine. Pensez quel désespoir ! Il ne manquait pas d’autres tambours au bataillon, mais pour Namoun, il n’y avait qu’un tambour au monde, tambour Lakdar… Si bien, qu’au bout de quelque temps, quand les turcos sont partis et qu’ils ont parlé d’emmener Namoun avec eux, l’enfant s’y est obstinément refusé, et comme il avait peur qu’on l’emmenât de force, la veille du départ, il s’est sauvé de la caserne, et ses camarades sont partis sans lui… Deux jours après, des amis d’Henri, traversant Le Père-Lachaise, trouvaient accroupi dans l’herbe, près d’une tombe, un petit Arabe aux trois quarts mort de faim et de froid ; c’était Namoun, qui tenait compagnie à son frère Lakdar dans le grand cimetière des Roumis.

franqueyrol, se détournant pour cacher une larme.

Ah ! je suis bête, décidément…