Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/97

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pette, les autres en chemise de soie ou en pull-over, mais tous sérieux et agités comme s’il y avait eu le feu. Le chef criait : silence ! et l’on recommençait.

— Voilà huit jours que ça dure, me dit l’infirmier. Ce monsieur n’arrive jamais à dire « bonjour, Mademoiselle » avec le ton qui convient. À la fin, on se contentera d’un à peu près et l’on passera à la scène suivante. On photographie et l’on phonographie tous ces petits morceaux, on les colle bout à bout et l’on projette dans une salle obscure, devant un public avide et désarmé.

« Ces deux individus que vous avez vus, continua-t-il en me tirant à l’écart, ainsi que leurs innombrables collègues, se donnent le nom d’acteurs. En bon langage médical, nous les appelons au contraire des agis.

— Comment cela ? Qu’appelez-vous donc acteur ?

— C’est vrai, j’oubliais. Vous êtes trop jeune pour avoir connu cela. On appelait jadis acteur un homme qui prêtait son corps à une force, à un désir ou à une idée, c’est-à-dire, comme on disait pour abréger, à un dieu qui vivait par lui. Il savait appeler les dieux, il savait les laisser couler dans son corps. Par lui les dieux conversaient avec les hommes. Ils dansaient ensemble, chantaient ensemble, luttaient ensemble, parfois s’entre-dévoraient, parfois banquetaient, enfin ils vivaient ensemble, les hommes et les dieux. L’acteur faisait donc un métier pur et utile. Nos « agis » d’aujourd’hui traduisent : un métier purement utilitaire. Eux sont désintéressés. Ils sont au service de l’Art ; vous savez ce que cela veut dire. Tandis que les acteurs prêtaient leurs corps aux dieux, aujourd’hui l’on fabrique des dieux sur mesure pour en revêtir les agis. À supposer qu’un agi soit bancal du cœur, bigle du cerveau, bossu de l’entendement, boiteux de la conscience et chauve du sens ironique, on demande à un Fabricateur de discours inutiles d’inventer un dieu doué des mêmes particularités. Alors on fait cadeau à l’agi de ce pauvre dieu fantôme, qui pourtant, dans bien