Page:Daveluy - Le filleul du roi Grolo, 1924.djvu/74

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suivante. Toutes les formes de l’ennui l’assaillirent de nouveau avec un raffinement inouï. Afin de tromper sa torture, il se mit à peindre avec frénésie… Une nuit, ne pouvant fermer l’œil, il se leva et disposa des matériaux en vue d’une large fresque. Il fut longtemps occupé à ces préparatifs et, un peu las, il se recoucha pour prendre un repos mérité. Il s’assoupit.

Quelques coups frappés à sa porte le tirèrent de ce léger sommeil. Il crut s’être trompé. Il attendit. Les coups se répétèrent, plus forts. Étonné, Jean courut ouvrir. Il ne vit rien d’abord. Mais, se penchant, il aperçut tout près de la porte, souriant, la main tendue, un gnome inconnu.

Jean le fit entrer. « Qui êtes-vous, seigneur, demanda-t-il en lui offrant un siège avec empressement. Je vous remercie de prendre en pitié un pauvre solitaire.

— Tu ne me reconnais pas, Jean ? C’est étrange. Tes professeurs n’ont pas cultivé ta mémoire ? »

Les mots « tes professeurs » rappelèrent tout à Jean. « Ah ! s’exclama-t-il, vous êtes le treizième petit vieillard de la forêt. À mon arrivée, ici, vous vous êtes tenu à l’écart, mystérieux et muet.

— En effet. Mais si je consens à demeurer mystérieux, ne compte plus sur mon mutisme. Ce rôle ne me va pas du tout. J’adore causer. Le choc des mots stimule mon esprit, leur chatoiement me charme, et la musique qu’ils font entendre à mon oreille vaut pour moi toutes les harmonies du monde.

— Eh ! seigneur-gnome, répliqua Jean, on dirait qui vous vous excusez d’être civil et d’y mettre de la grâce… Vous avez tort. Je vous écouterai avec plaisir.

— Tu peins, Jean ? reprit sans façon le gnome inconnu. Il regardait autour de lui, sautillant vivement à travers la chambre. C’était vraiment un vif, aimable et très liant petit vieillard. Peut-être montrait-il de la curiosité plus qu’il n’en fallait. Mais Jean ne songeait pas à s’en offusquer. Il souriait, heureux de cette diversion.

— Oui, je peins, seigneur. Me reconnaissez-vous quelques aptitudes au moins ?

— Eh ! eh ! je ne m’y connais guère en couleurs et en pinceau. Mais ta belle main… et le gnome saisit prestement la main blanche, longue et musclée de Jean, ne peut qu’accomplir des merveilles. Ah !… s’exclama-t-il, en regardant avec attention la paume de cette main… la singulière destinée que la tienne, jeune homme !

— Tiens, tiens, vous connaissez les secrets de la bonne aventure, seigneur-gnome ? Que voyez vous de singulier dans ma main, dites ?

— Tu courras bientôt de grands dangers ; tu seras l’enjeu de forces puissantes et cachées… Mais la victoire finale t’appartiendra, heureux enfant. »

Jean tressaillit. Il se rappelait la prédiction de son pauvre Blaise au moment du départ. C’étaient les paroles mêmes de son frère qu’il entendait pour la seconde fois.

— Et pour ma peine, qu’aurais-je comme récompense, ô minuscule prophète ? fit Jean qui s’amusait.

Il avait rapidement maîtrisé sa surprise. Du reste, bien en vain, car rien n’échappait aux yeux à demi fermés du gnome, un véritable inquisiteur sous son masque de légèreté fantasque.

— Mon ami, chantonna le gnome qui examinait la garde de l’épée de Jean, l’amour d’une belle princesse récompensera, bien au delà de tes mérites, tes travaux et tes luttes. »

Jean se mit à rire, comme il aurait cru ne plus pouvoir le faire. Ce gnome original lui plaisait. Il n’avait, certes, rien d’austère, le petit vieillard. Il incitait autour de lui une note gaie, absente jusque là.

— L’amour, ah ! ah ! ah !… scandait Jean. Seigneur-gnome, qu’est cela ?… Une belle princesse !… Fi donc, elle se moquera de moi. Je ne suis qu’un bûcheron, vous savez !… Allons, cher prophète, trouvez mieux que cela !

— Hein ! cria le petit vieillard, faisant volte-face, que dis-tu ? Tu es fou, petit !… Dédaigner l’amour !… Bah ! comme les temps de la moisson ne sont pas encore venus, garde ton ignorance, ta belle indifférence envers l’une des plus puissantes passions humaines… Mais il me faut te quitter. Je me suis échappé de la séance la plus terne, la plus à dormir debout qu’ait encore tenue notre roi… On ne doit pas remarquer mon absence. Un mot encore, Jean. Si d’ici à huit jours, l’idée te prend de t’enfuir, compte sur moi…

Jean bondit. « Que dites-vous là, seigneur-gnome ?… M’enfuir !… Et vous lancez cela avec une tranquillité… Vous m’épouvantez. Ah ! partez, partez… C’est indigne de me troubler ainsi. Mon âme est déjà trop désemparée. »

Le gnome haussa les épaules. « Des mots, de grands gestes tout cela, petit. De l’inutile mélodrame ! Pourquoi ne t’enfuirais-tu pas, si notre joug est trop dur ?… Cela constitue déjà une excellente raison pour le secouer. Vois-tu, notre roi n’a eu qu’un tort envers toi. La durée de ton exil est trop longue. Trois années !… Là, là, c’est affolant pour ta jeunesse. Abrège cela, petit. Tu ne cours aucun risque, crois-moi.

— « Allez-vous-en, allez-vous-en », ne faisait que répéter Jean. Il s’était voilé la figure de ses mains. Ah ! quel espoir insensé venaient mettre en son cœur les paroles du petit vieillard.

— Jean, retiens bien ceci, reprit le gnome qui entr’ouvrait la porte. Tu entends là ma dernière adjuration. Toutes les nuits, à pareille heure, je frapperai à ta porte. Je n’entrerai pas. Je te laisse la liberté de me suivre ou de ne me pas suivre. Si tu décides affirmativement, recouvre toi d’une large cape et arme-toi de ton épée. Puis, fie-toi à moi pour le reste. »

Le gnome disparut en sautillant, un sinistre sourire au coin des lèvres. Là ! Tout allait bien. Il était accouru au bon moment. Il avait lu, bien lu dans les yeux de Jean, le désir fou, irrésistible de s’évader, coûte que coûte. La solitude complète où il laissait le jeune bûcheron finirait bien l’œuvre néfaste qu’il avait commencée.

« Eh ! eh ! fée Envie, jeta le petit vieillard entre les dents, je vous ai fait cette nuit de l’excellente besogne. Le gnome-espion est certes le plus dévoué de vos serviteurs. Et celui que notre roi appelle « la tentation incarnée » a donné à Jean une leçon dont il va se souvenir. « Le professeur inconnu » n’a pas tardé pour rien à paraître. »

Jean passait maintenant des jours lamentables. Tantôt, à la seule pensée qu’il pourrait, s’il le voulait, recouvrer sa liberté, il était secoué de frissons de joie… Tantôt, au contraire, à la vue de l’ingratitude qu’il témoigne-