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Tous ne partiront pas, car la mer est mauvaise. Et je ne vois qu’une seule barque appareiller.

Bientôt la marée sera haute…

Les cordages qui glissent aux gorges des poulies mêlent leur sifflement au craquement des mâts. Les voiles montent, lentes, se déplient et s’ouvrent enfin.

Justement je connais le pêcheur qui va partir. Il est là sur la rive et commande la manœuvre. C’est un fort gaillard. Une sorte d’Hercule aux rudes traits, aux rides profondes et creusées par l’effort. Une barbe grise encadre son mâle visage à la façon hollandaise.

Je l’aborde et nous causons.

— Vous n’avez donc pas peur de partir aujourd’hui ?

— Bah ! me dit-il en souriant, je m’en suis tiré tant de fois…

— Mais vos camarades préfèrent rester.

— C’est vrai. Mais que répondre aux enfants qui vous demandent leur pain quand l’armoire est vide ? Et puis… Et puis, ce n’est pas une tempête. Quoi ! pour un peu de vent je resterais ici à ne rien faire ? Je verrais ma barque se balancer sans cesse ? Quoi ? j’entendrais les amarres faire sonner leurs anneaux ? Non ! Non ! Si je ne partais pas j’en aurais du remords. D’ailleurs, la mer me connaît et je connais la mer… depuis vingt-cinq ans que nous nous fréquentons.

Tranquillement il se met à rire, découvrant une rangée de dents noircies par le tabac, puis il continue à envoyer dans l’air de grosses bouffées bleues que le vent disperse. Je le contemple sans rien dire. J’admire ce courage qui le pousse vers le danger, vers la mort peut-être… mais il y va, car c’est son devoir et ses enfants ont faim.