— Cela sera fait, dit le sire landgrave.
Les rideaux étant placés, Ulenſpiegel demanda trois apprentis, afin, diſait-il, de leur faire préparer ses couleurs.
Pendant trente jours, Ulenſpiegel & les apprentis ne firent que mener noces & ripailles, n’épargnant ni les fines viandes ni les vieux vins. Le landgrave veillait à tout.
Cependant, le trente & unième jour il vint pouſſer le nez à la porte de la chambre où Ulenſpiegel avait recommandé qu’il n’entrât point.
— Eh bien, Thyl, dit-il, où sont les portraits ?
— Ils sont loin, répondit Ulenſpiegel.
— Ne peut-on les voir ?
— Pas encore.
Le trente-sixième jour, il pouſſa de nouveau le nez à la porte :
— Eh bien, Thyl ? interrogea-t-il.
— Hé ! sire landgrave, ils cheminent vers la fin.
Le soixantième jour, le landgrave se fâcha, & entrant dans la chambre :
— Tu me vas incontinent, dit-il, montrer les peintures.
— Oui, redouté Seigneur, répondit Ulenſpiegel, mais daignez ne point ouvrir ce rideau avant d’avoir mandé céans les seigneurs capitaines & dames de votre cour.
— J’y conſens, dit le sire landgrave.
Tous vinrent à son ordre.
Ulenſpiegel se tenait devant le rideau bien fermé.
— Monſeigneur landgrave, dit-il, & vous, madame la landgravine, & vous, monſeigneur de Lunebourg, & vous autres belles dames & vaillants capitaines, j’ai pourtrait de mon mieux, derrière ce rideau, vos faces mignonnes ou guerrières. Il vous sera aiſé de vous y reconnaître chacun très-bien. Vous êtes curieux de vous voir, c’eſt juſtice, mais daignez prendre patience & laiſſez-moi vous dire un mot ou six. Belles dames & vaillants capitaines, qui êtes tous de sang noble, vous pouvez voir & admirer ma peinture ; mais s’il eſt parmi vous un vilain, il ne verra que le mur blanc. Et maintenant daignez ouvrir vos nobles yeux.
Ulenſpiegel tira le rideau :
— Les nobles hommes seuls y voient, seules elles y voient les nobles dames, auſſi dira-t-on bientôt : Aveugle en peinture comme vilain, clairvoyant comme noble homme !
Tous écarquillaient les yeux, prétendant y voir, s’entre-montrant, déſi-