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NOTES DU CHAPITRE SIXIÈME.

du Cap-Rouge, et où tant de malheureux perdirent la vie, des personnes conservant tout leur sang-froid, se fussent, après s’être dépouillés de leurs vêtements, précipitées, sans crainte, dans le fleuve, les pieds les premiers (car il est très dangereux de frapper l’eau de la poitrine sans tomber même de bien haut, le coup étant presque aussi violent qu’une chute sur un plancher), si, dis-je, ces personnes eussent suivi la méthode que je viens d’indiquer, il est probable que vingt-cinq sur trente naufragés auraient réussi à sauver leur vie.

Il est très dangereux, même pour un excellent nageur, de secourir une personne en danger de se noyer, sans les plus grandes précautions. J’en ai fait moi-même l’expérience.

Je me promenais un jour sur les bords de la rivière Saint-Charles, auprès de l’ancien pont Dorchester, avec mon jeune frère, âgé de quinze ans ; j’en avais vingt. Il faisait une chaleur étouffante du mois de juillet, et l’envie de nous baigner nous prit : il est vrai que la marée était basse, mais une fosse longue et profonde, près des arches du pont, pouvait suppléer à cet inconvénient quant à moi ; et j’en profitai aussitôt. Mon frère, élevé à la campagne, ne savait pas encore nager, et aurait voulu jouir aussi de la fraîcheur de l’eau, où je me jouais comme un pourcil.

J’eus alors l’imprudence de lui dire, sans autres instructions :

— Ne crains pas, viens avec moi, appuie seulement ta main sur mon épaule droite, nage de l’autre et des pieds, comme tu me vois faire ; et tout ira bien.

Tout alla bien en effet pendant quelques minutes ; mais enfonçant à la fin dans l’eau, il fut saisi d’une frayeur subite ; et il m’enlaça au cou de ses deux bras, tenant sa poitrine appuyée contre la mienne. Je ne perdis pourtant pas mon sang-froid dans ce moment critique, où toutes mes ressources de nageur étaient paralysées ; je fis des efforts désespérés pour prendre terre : efforts inutiles ! le poids de tout son corps, suspendu à mon cou, m’entraînait à chaque instant au fond de la fosse. Il me fallait, en outre, de toute nécessité, frapper le sable fortement de mes deux pieds pour venir respirer à la surface de l’eau, ce qui me faisait perdre bien du temps, en sorte que je n’avançais guère. Je me déterminai alors à rester au fond de l’eau, et en m’aidant des pieds et des mains, en saisissant les ajoncs, et les pierres, d’essayer à sortir de la terrible fosse. Je faisais un peu plus de chemin ; les secondes me paraissaient des siècles, lorsque j’entendis du bruit sur le rivage ; je m’élançai hors de l’eau par un effort puissant, et je distinguai une voix qui criait : « saisissez la perche » : je l’empoignai au hasard, et notre sauveur nous tira tous deux sur le sable. C’était un jeune homme qui, travaillant de l’autre côté de la rivière, aurait pu nous secourir dès le commencement, s’il n’eût pensé que, sachant nager tous deux, nous nous amusions à jouer dans la rivière. Mon frère vomit beaucoup d’eau ; pour moi, je n’en avais pas avalé une seule goutte.

J’ai souvent failli me noyer par mes imprudences, mais je n’ai jamais couru un si grand danger.

Le proverbe populaire : beau nageur, beau noyeur, est vrai à certains