Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/493

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Cependant, si l’on compare ces tribus insulaires à celles du continent voisin, on ne tarde pas à se persuader que les Caraïbes n’ont pas fait un si long trajet, et que plus d’un point de ressemblance les unit aux grandes nations, qui peuplèrent jadis la Guyane et le Brésil.

Quoi qu’il en soit, les Caraïbes avaient jadis une telle importance, leur ardeur guerrière et leur activité les avaient si bien mis en évidence aux yeux des Européens, qu’un célèbre voyageur ne pouvait s’empêcher de les comparer, au commencement du siècle, à un peuple célèbre de l’Asie, et qu’il leur imposait le nom de Boukhares du Nouveau-Monde. La famille caraïbe tamanaque comprend encore plusieurs nations, mais elle a vu diminuer déjà son influence sur le continent, et elle s’est complètement éteinte dans les Antilles, où elle dominait. À la Guyane ainsi que dans la Colombie, on rencontre encore des tribus nombreuse de Caraïbes, et c’est surtout sur les bords de l’Orénoque qu’elles ont fixé leur séjour. Dans les îles de l’Amérique, quelques misérables débris de cette nation se sont alliés avec des nègres fugitifs ; ces sauvages ont été rejetés au commencement du siècle dans les montagnes de Saint-Vincent, c’est là où le docteur Leblond les visita ; à cette époque ils se transmettaient quelques coutumes de leurs ancêtres. On affirme que de nos jours ils ont complétement disparu.

Pour trouver des Caraïbes dans toute leur pureté aux îles, il faut rétrograder de bien des années, alors que l’on envoyait des missionnaires pour les convertir, et que ceux-ci composaient des cantiques sacrés dans leur langue, afin de les leur faire répéter en chœur, et de les substituer aux chants qu’ils adressaient à Mayoba, le génie du mal ; mais ces vers étranges, composés par de pauvres prêtres dans une langue sauvage, sont restés comme un monument curieux de zèle, et le peuple qu’ils devaient instruire s’est éteint : il en est ainsi de bien des nations américaines.[1]

Les Caraïbes des îles venaient donc du peuple puissant qui habite le continent, et dont on retrouve la langue chez tant de hordes diverses qui ont changé de nom. Ces tribus étaient célèbres entre les autres nations américaines, par l’habileté de leurs jongleurs et par la férocité des initiations qu’elles imposaient aux guerriers. En passant la mer, en vivant au sein d’îles fertiles, les idées des émigrants ne changèrent pas beaucoup, mais elles durent se modifier. Il y eut chez les insulaires quelque chose de plus naïf et de plus rêveur. L’excellent père du Tertre[2] nous les peint comme « étant habituellement plongés dans la mélancolie, s’asséyant des journées entières sur le sommet d’un rocher et contemplant les flots de l’Océan. » C’était à ce bon missionnaire surtout qu’ils essayaient de faire comprendre la différence existant entre les deux races et les deux pays. Le dieu de la France, et le dieu des îles a fait celui des îles. Rochefort et le sieur Delaborde,[3] deux voyageurs employés à des époques différentes à leurs conversions, rapportent de leur théogonie des idées toutes poétiques ; j’en citerai quelques-unes. Lors l’être suprême eut créé la Terre, bientôt il créa la lune ; elle était belle, mais après avoir vu le soleil elle alla se cacher de honte, et ne voulut point se montrer que la nuit. Les étoiles étaient considérées par eux comme des génies ; de même que dans la mythologie antique, l’Iris était une divinité ; elle avait reçu le nom de Jalouca, et se nourrissait de ramiers ou de colibris ; c’étaient sans doute la couleur éphémères de ces oiseaux qui ranimaient ses couleurs éternelles.

Comme certaines nations de l’Amérique du Nord, les Caraïbes pensaient qu’ils avaient plusieurs âmes. La première et la plus noble, sans doute, était placée au cœur, à elle seule le privilége de s’élancer vers les plaines de Jalouca. La tête renfermait la seconde âme, et chaque artère en avait une : mais par une étrange bizarrerie ces intelligences secondaires pouvaient animer un jour les oiseaux du ciel et les bêtes des forêts. C’était, comme on voit, donner à l’homme un double privilége : celui de l’immortalité,

  1. Voyez le Breton, Dict. Caraïbe, cantique à l’usage de ces peuples ; Dictionnaire Caraïbe français, MS. de la B. R. sous le No 299.
  2. Voyez du Tertre, t. 2, p. 358.
  3. Le sieur de la Borde, employé à la conversion des Caraïbes des Antilles, 1 vol. in-4o.