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Page:Delâtre - L’Égypte en 1858.djvu/18

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reste qu’un seul voyageur sur le pont. C’est moi. L’atmosphère des cabines m’est mortelle ; je passe donc la nuit en plein air. Je cause avec les officiers et les matelots, ils me racontent leurs aventures, leurs longues traversées et surtout leurs naufrages. Puis je contemple la mer et le ciel qui s’embrassent étroitement à l’horizon, j’écoute leurs baisers et leurs soupirs ; je chante leur épithalame avec les vents et les flots. J’admire les millions d’étoiles qui brillent sur leur couche nuptiale, et je m’anéantis devant la grandeur de l’univers. Orgueil humain, qu’es-tu en face de ces abîmes d’azur et de lumière ! Passer sans laisser de trace ! Se briser comme une bulle d’eau, se disperser comme la poussière du chemin, quand on porte en soi toute une création idéale, plus belle encore que celle qui existe. Déception, dérision, supplice cruel ! Pourquoi suis-je né ? Pourquoi faut-il que je sente ma misère et que je me voie dépérir ? Pourquoi faut-il que j’envie le sort de la bête insouciante, qui s’ignore elle-même et qui s’éteint sans le savoir ? Elle ne meurt qu’une fois en sa vie ; moi je meurs mille fois par jour.

L’aurore dissipe de ses doigts de rose ces tristes rêveries et me rend à la froide réalité. Je retrouve mes compagnons de la veille, aussi plats et encore plus plats que la veille, car chaque jour fait un vide dans leur sac à esprit, et si le voyage devait encore durer une semaine, je suis sûr qu’au septième jour ils n’auraient plus rien à me dire, leur provision d’anecdotes et de bons mots d’emprunt serait épuisée. J’ai souvent rencontré des voyageurs insignifiants, mais les plus insignifiants que j’aie encore vus sont ceux avec qui le hasard m’a embarqué à bord du Ripon. Les uns sont des soldats en herbe, des héros de dix-sept à dix-huit ans qui connaissent à peine leur main gauche de leur main droite, agneaux innocents, qui vont tendre le cou au yatagan des Indiens. Les autres sont des yankees que le commerce appelle sur les rives du Nil ou de l’Inde. Les yankees sont les plus illettrés des hommes. Comment en serait-il autrement !