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lée ; mademoiselle de Liron s’arrêtait de temps en temps comme si elle se préparait à parler, puis elle reprenait sa marche. Enfin dans un moment où ils étaient peu éloignés du banc, Ernest, qui donnait le bras à sa cousine, sentit qu’elle faisait un effort intérieur, et qu’elle rassemblait son courage comme quelqu’un qui se décide à faire un aveu embarrassant. En effet, à peine furent-ils assis, que mademoiselle de Liron, dont le regard ne se dirigea pas vers celui de son cousin, dit :

— Si vous n’étiez qu’un amant pour moi, ou si je pouvais vous épouser comme un mari ordinaire, je ne me serais jamais décidée à vous faire la confidence que vous allez entendre. Mais, mon cher Ernest, dans l’amour que j’ai pour vous, dans l’amitié que vos nobles qualités m’inspirent, il y a quelque chose de si profond et, je puis le dire, de si élevé, qu’il m’est impossible d’employer avec vous les précautions que mon sexe prend ordinairement avec le vôtre. Je commence par vous dire sincèrement que je désire que vous ne m’épousiez pas. Mille raisons entretiennent chez moi cette pensée ; mais il y en a une que me fournit ma conscience, et c’est la première que je ferai valoir : sachez donc, Ernest, que j’en ai aimé un autre que vous… Peut-être n’êtes-vous pas complètement dans l’ignorance à ce sujet ; mais comme ce que vous avez pu entendre doit se réduire à des bruits, je veux que vous sachiez toute la vérité de ma bouche.

Alors mademoiselle de Liron mit Ernest au courant des détails d’un attachement fort sérieux qu’elle avait eu à l’âge de dix-huit ans, mais dont le secret des principales circonstances importe trop au repos d’une famille encore vivante pour que l’on puisse les divulguer ici. Son récit fut assez long, et après en avoir prononcé ces derniers mots : « Il fut tué à la bataille de B***, » sans laisser prendre la parole à Ernest, elle lui remit entre les mains un portrait qu’elle venait de tirer de sa poche, en disant :

— Tenez, le voilà ; dites-moi ce que vous désirez que je fasse de cette peinture.

— La garder, Justine, dit Ernest sans hésiter.

Puis il ajouta après avoir considéré le portrait :