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Page:Delarue-Mardrus - La mère et le fils,1925.djvu/161

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la mère et le fils

je nai jamais aimé personne au monde, simple et sage Marie. Je vous aime à en devenir fou. Je vous aime (et il grinçait des dents !) comme un tyran, et je suis si jaloux de vous que je pourrais parfois tuer votre mari, et même vos deux enfants, parce que ces trois-là sont mes rivaux et que je les hais.

Je m’étais levée, voulant me retirer à l’instant. Il me barre la route et tombe à mes pieds en sanglotant avec une telle violence que l’épouvante m’immobilise sur place.

— Marie, continue-t-il à travers ses larmes insensées, je ne vous l’aurais jamais dit, car j’ai compris quelle femme vous étiez. Mais demain je pars pour la Russie, et vous ne me verrez plus jamais.

J’étais bouleversée de tout ce qu’il venait de dire. Mais l’annonce de ce départ, Marguerite, ce fut pour moi comme une révélation foudroyante. Hélas ! Hélas ! Je l’aimais aussi. Tout ce que j’avais cru donner à la musique, c’était à lui que je l’avais donné !

— Vous n’allez pas partir !

J’avais crié cela malgré moi. Et, dans le ton que j’y avais mis, il devinait trop bien que c’était un cri d’amour.

Et voilà l’effroyable suite de cette scène.

— Marie… Vous m’avez dit tout à l’heure que jamais je n’avais joué comme ce soir. C’est vrai. Ce soir, c’était mon chant du cygne, ma bien-aimée. Car non seulement je vais partir, mais je vais très probablement mourir.

Je le regardais, muette d’horreur. Il s’est relevé, m’a serrée dans ses bras, et je ne pouvais plus résister, malheureuse que j’étais !

— Marie, ce n’est pas tout ! Écoutez-moi bien. Je suis du parti nihiliste, et désigné, je le sais depuis hier, pour lancer la prochaine bombe qui doit faire sauter enfin notre tsar et sa famille. On ne peut se défier de moi à la cour… Je suis violoniste… Je sais quel est mon devoir. Je partirai demain pour la Russie. Je n’ignore pas que je sauterai fatalement avec mes victimes, ou bien que je serai pris et exécuté. C’est donc à la mort que je vais. Mais on est lâche, malgré tout son courage. J’ai voulu que, du moins, la douce femme