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Page:Delarue-Mardrus - La mère et le fils,1925.djvu/29

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la mère et le fils

— J’avais si faim, et votre cuisine est si bonne ! Ce poisson, c’est vraiment inouï !

— Ah ! c’est que j’ai mes idées là-dessus. Pas d’erreur ! Moi, faut que ça voyage dans la crème !

Il releva la tête et sourit à ce mot. Elle ne comprit pas pourquoi. Le pittoresque du populaire n’est que création spontanée. Il n’y a pas de lectures derrière. Albertine, comme tant d’autres, devait avoir souvent de ces trouvailles imagées. Mais elle n’en saurait jamais rien.

— Qu’est-ce qui s’est dit à table ?… interrogea-t-elle.

— Ils ont parlé presque tout le temps en langue étrangère… répondit l’hypocrite.

— C’est de l’angliche… expliqua-t-elle avec importance. Il y a eu une miss ici jusqu’à l’année dernière. Mais quoi ?… En français, ils n’ont rien dit ?

— Si ! Ils ont dit que M. et Mme de Leuvans venaient à trois heures.

Elle battit presque des mains.

— Ah !… ceux-là, moi, c’est du monde bien ! Je leur ai ouvert trois ou quatre fois. La dame a toujours eu un bonjour poli à me dire, et le monsieur m’a chaque fois levé son chapeau.

Comme tout serviteur, Albertine est entrée dans la maison en ennemie, les bonnes et valets de Bibliothèque Rose ayant fait leur temps. Pourquoi ? Quelle longue amertume y a-t-il derrière cela ?

Les maîtres ne se sont jamais donné la peine d’approfondir le drame de la domesticité. Les domestiques, de leur côté, sont-ils capables de rien analyser ?

Voici, respirant le même air, vivant dans les mêmes murs, mangeant la même nourriture, sans cesse côte à côte, deux races séparées par cet océan : l’éducation.

Inconsciemment, les maîtres portent dans leur sang l’orgueil d’être des cultivés. Cette aristocratie, c’est surtout à cause d’elle qu’ils sont ces riches auxquels il ne sera pas pardonné. Et pourtant, pour un sourire et un coup de chapeau de la part des riches, voici qu’Albertine, malgré son goût furieux