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Ce dernier, l’ébauchoir en suspens, écoutait sans comprendre, ne pouvant que deviner. Et les yeux étincelants de Rodrigo, son animation exaltée lui retournaient tout à coup le cœur.

Mrs Backeray changeait de visage. Elle se mit à répondre, toute pose de modèle oubliée. Il semblait au sculpteur, comme il arrive toujours quand on ne comprend pas une langue étrangère, que tous deux parlaient avec une vitesse vertigineuse. Il voyait devant lui, la langue enfin déliée, vivre d’une vie insoupçonnée la femme ânonnante et lente avec laquelle il n’échangeait, lui, que des propos de Foottit, accompagnés de gesticulations absurdes. Et voici qu’une humiliation affreuse s’emparait de lui devant cela, voici qu’il se sentait rejeté brusquement à son rang d’étranger, d’homme qui ne sait pas se faire comprendre, ni comprendre un mot de ce qu’on lui dit.

Les yeux de Mrs Backeray brillaient d’intellectualité. En face du jeune et beau poète qui lui parlait, elle aussi retrouvait son rang. Il lui rendait sa patrie, sa place dans le monde de l’esprit, il rejetait bien loin les misères de l’ivrognerie qui ne retirent rien aux livres qu’on a faits. Il s’entretenait d’inférieur à supérieure avec la descendante de Villon et de Verlaine ; et son enthousiasme bien visible plongeait dans la confusion celui qui ne voyait plus dans cette femme d’élite qu’un pauvre modèle de passage, une fille de rien qu’on traite comme un chien ramassé dans la rue.

Ce n’était pas difficile de le prévoir. Dès ce soir, l’accord serait fait entre ces deux-là. Ferveur, poésie, richesse, tous les luxes et toutes les compréhensions venaient de se jeter entre les mains de la pauvre Anglaise. À Rodrigo l’honneur de la sauver du gouffre où elle s’enfonçait, D’un seul regard de ses yeux de vingt-cinq ans, ses magnifiques yeux exotiques, il aurait raison de toutes les tares et de tous les mauvais vices.