Page:Delarue-Mardrus - Rédalga, 1931.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
50
rédalga

Au lieu de chanter, maintenant, il travaillait en serrant les dents, et son visage était assombri.

Pour quelle raison incompréhensible avait-il voulu cacher ce qui s’était passé la veille ?

Une pudeur pour la pauvre autre ? Un souci de ne pas augmenter l’antipathie d’Alvaro ? Que voulait dire, vis-à-vis d’une passante, ce coup de générosité dont il s’étonnait lui-même ?

« J’aurais aussi bien pu répondre à sa question en lui racontant tout. Je ne la connais pas, cette fille, et j’espère bien, fichtre, ne la revoir jamais ! Alors, qu’est-ce que cela pouvait me faire de le voir rire ? Déjà nous nous étions assez amusés d’elle ensemble ? »

Une sorte d’humiliation, chose confuse et lourde, pesa sur son cœur.

— Ah ! oui ! Toujours la férocité naturelle qui gouverne le monde.

Ils s’étaient mis à trois, trois hommes sains, heureux, avec de l’argent dans leur poche et la considération de la société dans leur destin, à trois pour faire une marionnette de cette créature sans mâle pour la défendre, parce qu’elle était déchue, pauvre et étrangère. Ils avaient parlé d’elle devant elle, comme des mufles. Ils avaient commencé, dans ce bar, par lui remplir indéfiniment son verre, au risque de la voir rouler sous la table. Le mépris d’Alvaro pour elle, qui ne pouvait répondre, personne n’avait essayé même de le détourner. Et lui-même, Harlingues, hier, il avait failli la battre parce qu’elle s’accrochait à son bras, heureuse, peut-être, de se sentir enfin protégée contre les autres et contre elle-même par une force virile, abandonnée qu’elle était sur le pavé de Paris.