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qui sommes accoutumés, par nos livres, à prendre en bloc tous les gens de mer pour des personnages de roman.

Ils ont la mer comme les autres ont l’usine et la scierie. Ils manient la voile et la barre comme leurs frères la truelle, la bêche ou le rabot. La mer, c’est leur métier, rien de plus. Et si vous cherchez, imbu de votre tradition, à leur faire confesser qu’ils aiment les flots, ils se mettent à rire, et c’est là qu’ils déclarent : « J’y fais point seulement attention ! » ou bien : « On n’y tient pas, mais faut bien vivre ! »

Descendus de leur barque, pourtant, les voilà, le ventre sur le parapet, au bout de la jetée. Demandez-leur : « On est venu voir le vent !… » répondent-ils.

C’est de l’amour tout de même, cela, mais qui refuse de prendre conscience, parce que ce serait moins profond.

N’est-ce pas la fraîcheur du peuple de n’analyser rien ? Ainsi nulle impulsion retardée par l’arrière-pensée des cultivés.

Nous vivons, nous, en nous regardant, pour ainsi dire, dans la glace.


✽ ✽

Faisons connaissance.

Ce n’est ni compliqué ni long, car Ludivine vit à jamais dans les rues, avec la bande de filles et de garçons dont elle est le maître, retrouvant sans le savoir l’instinct du grand passé normand, quand les hordes scandinaves qui fondèrent la race couraient au pillage sous la conduite de leurs reines de mer. Les femmes, chez nous, ont très souvent des âmes de chefs. Il en est une ou deux, à Honfleur, qui matelots comme des hommes, et habillées en hommes, conduisent la barque et font au besoin la pêche. Il y a des débardeuses plus fortes que les mâles, et qui ne craignent pas le coup de poing avec eux.

Déguenillée, dépeignée, barbouillée, déjà forte en gueule, prête à tout, Ludivine, enfant aux yeux de sirène, entraîne sa troupe