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Page:Delarue Mardrus - L’Ex-voto, 1927.djvu/18

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les scènes plus fréquentes, diurnes et nocturnes, du pêcheur puant l’alcool ; la diminution de l’argent à chaque retour de marée, tout cela, peu à peu, démolissait cette humble lutteuse.

« À quoi bon ?… » pensait-elle parfois, à bout de paroles et de gestes inutiles.

Elle savait, par l’exemple de bien d’autres ménages, qu’il n’y a rien à faire contre un homme qui boit, quand la femme ne sait pas se montrer féroce jusqu’à lui faire peur, et que, d’autre part, une marmaille qui sent sombrer dans la boisson l’autorité paternelle n’est plus possible à diriger, surtout quand ses instincts naturels et les mœurs ambiantes l’entraînent vers une oisiveté malfaisante.

Du reste, chaque pêcheur du port ayant son surnom, Bucaille, depuis près d’un an, avait été baptisé La Goutte ; et c’était cela, maintenant, l’histoire de la famille.

Gens de Normandie, race aimée, ma race, quel sinistre esprit vous insuffla le vice qui, lentement, vous fait perdre votre noblesse native, finesse, intelligence, et cette robustesse qui vous était restée de vos ancêtres conquérants ?

Que n’écrit-on sur le flacon mortel le mot danger, que n’y fait-on figurer, pour ceux qui ne sauraient lire, la tête de mort et les deux os croisés qui désignent les poisons !

C’est d’abord de l’égoïsme en bouteille. Un jour cela devient du crime en bouteille. Quelle terrible trace de péché originel ils portent dans leur sang, les innocents qui naissent de parents tarés !

Que les beaux garçons et les saines filles de ma province en viennent, de famille en famille, à produire ces dégénérées dont la graine augmente sans cesse, que le pays entier se corrode chaque jour un peu plus, c’est une chose aussi terrifiante que de voir un beau visage attaqué par le bol de vitriol.

Oh ! le monstre, le monstre invisible qui vitriole ma race !